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Le Horla incarné de Guillaume Sorel (et son interview)

Adapter en bande dessinée les romans de notre patrimoine devient un exercice périlleux pour les auteurs ambitieux. Il faut non seulement garder le contact avec le texte originel pour ne pas dénaturer les intentions de son créateur tout en se démarquant suffisamment pour ne pas sombrer dans la paraphrase. Guillaume Sorel est un amoureux des lettres, de notre littérature fantastique fin XIXème et début XXème. En proposant Le Horla il comble un vide de sa biographie tout en livrant une œuvre à la puissance graphique rare.

Une Horla

guillaume-sorel-le-horlaL’histoire débute dans le calme d’une maison de province en plein cœur du XIXème siècle. Le narrateur paisiblement installé à son bureau écrit son courrier du jour. Sur le sofa un chat sur le dos déploie ses pates dans une décontraction que rien ne peut perturber. La vaste demeure s’étend en bordure de Seine. Une Seine au trafic dense qui attire l’homme vers l’extérieur où, depuis sa terrasse, la vue est à couper le souffle. Ce calme d’apparat ne durera pas. Très vite de petits dérèglements interviennent dans un quotidien lisse au point de perturber les sens et les émotions du narrateur. La nuit il semblerait en effet qu’une force prenne appuis sur son torse pour venir se nourrir de toute son énergie. L’homme se réveille en sursaut avec l’impression qu’un poids est venu se jucher sur sa poitrine. Rêve ? Réalité ? Chaque nuit la même scène se répète inlassablement au point de questionner l’homme qui décide de fuir pour un voyage dans l’arrière-pays. A son retour, alors qu’il pensait être enfin débarrassé de cette présence nocturne, le narrateur revit les mêmes instants de tensions et de peurs mêlées. Sa lente plongée dans les affres de la folie ou de la déraison ne fait que commencer, à moins qu’il ne s’agisse de tout autre chose… 

Un oiseau entré imprudemment dans la vaste demeure du narrateur tente de rejoindre l’extérieur mais se heurte à la vitre qui lui fait obstacle. Tu vas finir par le briser ce mur invisible !… ou bien par te tuer… est-il possible que tu ne voies rien ? Plus loin dans le récit alors qu’il fuit sa maison et cet être immatériel qui hante ses nuits, l’homme séjourne au Mont-St-Michel. Là il rencontre un prêtre qui lui conte une légende sur l’origine des bruits du vent qui frappent l’abbaye : La légende dit qu’un étrange berger encapuchonné se promène sur la grève… Il est accompagné d’un bouc à tête d’homme et d’une chèvre à tête de femme. Les deux bestiaux se querellent sans cesse et leurs bêlements mêlés donnent ces sifflements sinistres/Et vous y croyez ?/Je ne sais pas/S’il existait sur Terre d’autres êtres que nous, nous les aurions vus ?/Est-ce que nous voyons la cent millième partie de ce qui existe ? Il est question dans Le Horla de la perception de la réalité. Ce que l’on voit est-il réel ? ou simple dérèglement de nos sens ? Ces choses que l’on croit percevoir peuvent-elles se matérialiser ? Vrai-semblant ? Le narrateur sera bousculé par ce qui se cache tapis dans l’ombre de sa chambre. Le Horla existe puisqu’il boit l’eau laissée volontairement dans une carafe oubliée. Mais il ne peut être vu, tout au plus le narrateur sent-il sa présence suffocante qui le tire vers une folie qui se double d’un délire de persécution. Le Horla vit par le regard et les pensées de celui qui croit en sa possible existence. Son pouvoir ne fera donc ici que croître… 

Si la littérature reste très présente dans l’œuvre construite par Guillaume Sorel, le dessinateur n’avait jamais encore vraiment franchit le pas pour proposer une adaptation/relecture d’un auteur classique. Amoureux de la fin du XIXème siècle pour ce qu’elle préfigure des changements à venir dans les sciences, la connaissance de notre monde – de l’infiniment grand à l’infiniment petit – de la remise en cause des superstitions et des croyances ancestrales, Guillaume Sorel a choisi de renouveler l’expérience pour naviguer au cœur de cette période charnière de l’histoire. En choisissant de revisiter Le Horla de Guy de Maupassant, le dessinateur s’exposait pourtant à tout un tas de difficultés. Le texte de cette nouvelle reste connu de pas mal d’amateurs de littérature, en proposer une adaptation demandait donc de s’en détacher suffisamment pour ne pas simplement coller au texte, mais il fallait néanmoins ne pas tomber non plus dans la déstructuration totale qui nuirait au message porté par le récit d’origine. Être respectueux de Maupassant tout en restant Sorel, tel était le défi de base de ce projet ! Et pour tout dire le dessinateur normand s’en tire plutôt bien. L’esprit du texte est-là, il habite chaque page du récit, chaque case. Guillaume Sorel ne remet pas en cause la question essentielle qui est de savoir si le personnage vire à la folie ou bien se trouve victime d’un esprit, qui, à défaut d’être palpable, reste bien réel. Il nuance, apporte aussi sa propre expérience d’enfermement au texte de Maupassant, exacerbe les sens, les sensations, les perceptions du personnage pour donner à voir un homme habité par le doute, empreint de peur, de tensions palpables qui lui font se poser la question ultime de son passage dans l’autre monde, celui de la folie. D’un point de vue scénaristique, l’auteur d’Hôtel Particulier dynamise le texte très narratif de Maupassant pour trouver suffisamment de sève et captiver l’attention du lecteur plongé dans l’exploration de ce récit. La moiteur des nuits agitées, les senteurs de la forêt qui s’étend près de la maison du personnage principal, et jusqu’au gout du lait et la fraicheur de l’eau laissés en pâture au Horla durant les longues nuits d’angoisses se lisent et se ressentent au travers des planches très expressives composées par le dessinateur. Le Horla pèse de tout son poids, on sent son emprise sur l’homme qui tente de ne pas perde son souffle et de ne pas sombrer définitivement. En cela l’opus proposé par Guillaume Sorel s’inscrit dans les adaptations personnelles très suggestives. L’auteur d’Algernon Woodcock habite le récit de son expérience et de sa vision du texte de Maupassant. Premier volet d’une trilogie normande, Le Horla de Sorel s’inscrit comme l’une des plus belles découvertes de ce premier semestre 2014 ! A noter que l’éditeur, Rue de Sèvres, propose une version « luxe » en grand format de cet album qui permet de magnifier les dessins de Sorel. Avis aux amateurs de beaux livres…

Guillaume Sorel – Le Horla (d’après Guy de Maupassant) – Rue de Sèvres – 2014 – 15 euros

 

 Entretien avec Guillaume Sorel

 

sorel124Peux-tu nous parler de ta passion pour la littérature et particulièrement pour celle du XIXème siècle ?
C’est une passion qui date de bien longtemps. Mon père était bibliophile et passionné par cette littérature-là. Il me faisait découvrir des romans et s’en servait parfois pour me punir lorsque je faisais de grosses bêtises en me donnant à recopier des pages entières de grands classiques comme Notre-Dame de Paris.

Cela faisait pas mal de pages (rires) !
Oui et lorsque j’ai attaqué Les Misérables je me suis dit qu’il fallait peut-être me calmer un peu ! (rires)

Le fantastique fin XIXème répondait à une époque un peu trouble marquée par des doutes sur l’avenir. Au-delà de la littérature l’époque t’intéresse-t-elle ?
Oui c’est une époque un peu charnière où l’on est encore empreint de tout un lot de superstitions, où la religion a encore une place importante dans la société et où, dans le même temps, la communauté scientifique est très active et découvre chaque jour des choses nouvelles. C’est intéressant de voir de quelle manière le cinéma récent amène une ambiance romantique et gothique au XIXème siècle alors que de mon côté, et c’est très présent dans Le Horla, je perçois plus les prémisses de la science-fiction. Pour moi les problématiques qui se posent dans cette nouvelle sont liées à la science et aux découvertes confrontées aux traditions, aux croyances et aux superstitions.

Adapter une œuvre c’est aussi se l’approprier. Comment as-tu appréhendé cette nouvelle de Maupassant ?
C’était tout le challenge, car dans Le Horla est évoquée l’histoire d’un homme qui pense que quelque chose habite avec lui, le parasite, l’envahit progressivement. Au final il y a peu d’action et cela m’a poussé à étudier la manière dont je pouvais, par la bande dessinée, créer des sensations, des sentiments, amener le lecteur à vivre les mêmes errements que le personnage et cette même descente aux enfers alors qu’au final il ne se passe quasiment rien dans cette nouvelle.

Quels sont selon toi les pièges de l’adaptation ?
sorel125Le premier piège c’est la fidélité. Beaucoup de gens s’interrogent sur l’utilité d’une adaptation. Si  le but affiché est de vulgariser l’œuvre pour amener des gens qui ne liraient pas à lire plus, à découvrir un texte, je trouve personnellement que ça n’a que très peu d’intérêt. Un texte comme Le Horla se suffit largement à lui-même. L’adapter c’est donc essayer de l’investir de problématiques personnelles. Pour qu’il y ait une bonne adaptation il faut que la personne qui s’approprie le texte ressente les mêmes vibrations que celles qui se posent dans le récit. Dans Le Horla, ce personnage qui est enfermé, cette solitude qui l’amène à basculer progressivement dans la folie, c’est quelque chose qui me touche intimement car j’ai vécu moi-même une longue période d’enfermement volontaire liée au travail. J’ai parfois changé de ville pour être sûr de ne connaitre personne là où je serais. J’ai ainsi parfois éprouvé des difficultés à sortir de chez moi. Il y avait dans ce projet un côté performance technique pour arriver à créer des sensations, des peurs, de l’angoisse tout en restant proche du personnage.

Peux-tu nous dire comment tu as travaillé concrètement sur ce projet ? (découpage, recherches graphiques)
C’est vrai que mes albums se déroulent principalement au XIXème siècle, j’ai donc une certaine familiarité avec cette époque et je dispose d’une vaste documentation chez moi autour de la peinture, de la photographie… Le Horla est un texte que j’ai lu lorsque j’avais 12 ans. A cette époque j’habitais sur les lieux de l’action près de Rouen donc les paysages m’évoquaient des choses très précises. La forêt dans laquelle se promène le personnage s’étendait à 100 mètres de chez moi. D’ailleurs cela m’a conduit à percevoir ce lieu différemment avant et après la lecture de cette nouvelle. Les promenades en forêt n’avaient plus la même ambiance… Lorsque je me suis attelé à ce projet qui me trottait en tête depuis un certain temps, je suis revenu sur place, j’ai cherché beaucoup de photos, de documents sur l’aspect que pouvaient avoir les lieux au XIXème siècle. A notre époque il y a un vrai intérêt pour les vieilles choses et notamment les bouquins anciens. J’ai trouvé ainsi une quantité considérable de livres avec des photos des bords de Seine, de Rouen…

sorel127Au niveau du découpage as-tu été contraint par cette nouvelle qui est assez courte ?
La nouvelle n’est pas très épaisse, une trentaine de pages. Pour cette raison je ne voulais pas amener trop de choses extérieures. Mon travail a donc consisté à trouver quelques astuces scénaristiques. La nouvelle est rédigée sous la forme d’un journal. De mon côté je n’aime pas le récitatif, les voix off, les pavés de textes qui au final amènent une distance entre le lecteur et l’action. Si je supprimais tout cet aspect il fallait tout de même que j’apporte du texte, c’est la raison pour laquelle j’ai fait apparaitre un chat, car je les adore et Maupassant aussi. Dans mon récit ajouter un chat me permettait d’introduire des monologues sans que le lecteur dispose d’indices sur la folie possible du personnage.

Dans le Horla Maupassant ne décrit jamais l’esprit qui vient perturber la nuit de son personnage. Tu as choisi de le représenter. Peux-tu nous dire comment tu as travaillé sur cette matérialisation du Horla ?
C’était effectivement un risque. Jusqu’au moment où je l’ai représenté dans la première case où il apparait, je ne savais pas que je le ferai. Le personnage évoque un poids sur la poitrine, une espèce de présence qui absorbe son énergie. Dans mon découpage j’avais fait une esquisse de cette scène avec cette chose sur lui, mais j’étais persuadé que par le biais de ma technique un peu spéciale – avec beaucoup de couches, de lavis, de couleurs à l’encre, de gouaches… – je me rapprocherai de l’obscurité et puis finalement non. A un certain moment l’image, telle qu’elle s’imposait sur la feuille, était vraiment pour moi cauchemardesque et je me suis alors dit qu’il fallait que j’en reste là. De toute façon le personnage était dans son sommeil et je pouvais donc donner un aspect au Horla sans toucher au fond de l’histoire. Il y aussi pour moi dans cette représentation une référence à Füssli et son cauchemar dans lequel un démon est juché sur la poitrine d’une jeune femme. Au final je trouvais suffisamment étrange et dérangeant ce Horla pour ne pas le laisser dans l’obscurité.

sorel128Etait-il facile de construire ce Horla ?
Il m’est venu de façon totalement instinctive. J’ai imaginé quelque chose qui avait un rapport avec l’eau et qui ressemble à un être humain car il y a malgré tout dans le texte cette idée de double par rapport au narrateur. Le narrateur trouve de son côté une explication aux phénomènes qui le touchent dans le passage d’un bateau. Il nous ramène ainsi régulièrement à l’eau, au reflet, au miroir… J’ai travaillé avec ces idées-là.

L’une des grandes forces du récit de Maupassant repose sur le fait que l’on ne sait jamais si le narrateur est fou ou bien victime réellement de cette chose qui hante ses nuits. Est-ce pour toi l’élément moteur du récit ?
Oui et je ne voulais pas lever cette ambiguïté. C’est assez amusant de voir comment on peut aborder la nouvelle. Tous les critiques depuis la parution de ce texte évoquent évidement la folie puisque Maupassant lui-même est mort fou. Les deux versions de la nouvelle font apparaitre un aspect médical que j’ai gommé car je voulais que chacun puisse se faire son opinion sur ce qui se trame dans le récit. C’est aussi le problème du chat dans mon récit. J’aimais l’idée de l’inclure dans la narration pour des raisons pratiques mais le fait qu’il perçoive quelque chose pouvait aussi faire basculer la nouvelle de la folie vers le fantastique. J’ai dosé le pour et le contre et finalement j’ai laissé le chat !

Le personnage est ancrée dans une époque, nous l’avons dit tout à l’heure, où les sciences se développent, et poussent à une certaine rationalisation. On voit tout au long du récit le narrateur essayer d’expliquer et de comprendre ce qui se passe. Pour toi la force du récit tient-elle dans ce décalage qui se crée entre rationnel et irrationnel ?
Clairement et c’est pour ça que j’ai voulu graphiquement travailler à l’installer dans une certaine réalité. Je représente le décor, que ce soit la ville ou la forêt, d’une manière très naturaliste. Je voulais installer le personnage dans une vraie normalité pour que les aspects fantastiques apparaissent comme des chocs.

Penses-tu que ce projet sorte au bon moment dans ta carrière ?
Je crois. Tous mes albums font référence à des auteurs qui m’ont servis de base pour certains aspects que je développe dans mon récit. Pour Algernon Woodcock j’ai puisé chez Walter Scott ou Stevenson. Pour ce projet il était temps que je passe à une vraie adaptation. Le travail que j’ai effectué sur Stefan Zweig et sur Hôtel particulier m’a rassuré sur mes capacités de mise en scène et de structuration du récit. Donc oui Le Horla m’a apporté le plaisir – et le risque – de me confronter à un texte.

Ce projet d’adaptation en appelle-t-il d’autre ?
Maupassant est le premier opus d’une trilogie normande. Le second album sera une adaptation du Bonheur dans le crime de Barbey d’Aurevilly, tiré du recueil Les Diaboliques et le troisième verra une adaptation d’un texte de Flaubert que je dois encore dénicher…


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