Le samedi c’est désormais deux albums sur lesquels nous portons notre attention. Deux livres qui font l’actualité, deux conseils de lecture, dans une diversité de genre et de format, pour aiguiser la curiosité de chacun, en complément des trois titres présentés le mercredi !
Un peu avant la fin du dix-huitième siècle à Amsterdam, le jeune comte Thierry de Hasselt voue une passion dévorante au Japon, à sa philosophie de vie et à sa sagesse. Ses appartements regorgent ainsi de sculptures, tableaux, livres et même d’une maquette tout droit issus de l’empire du soleil levant. Les Pays-Bas traversent une époque difficile économiquement parlant due à une lutte économique et commerciale sans merci menée contre l’empire britannique. Une lutte qui semble vaine en raison du retard accumulé dans la construction de navires de commerces plus performants et à plus fort tonnage. Sans compter que les chenaux qui donnent accès au port d’Amsterdam connaissent un ensablement qui rend difficile son approche. Dans ce contexte de crise économique le peuple commence à chahuter au dehors avant de se faire plus violent. Le jeune comte prend la fuite tandis que son père tente d’engager un vain dialogue avec les paysans venus réclamés plus de justice sociale. Depuis le carrosse qui s’éloigne, Thierry de Hasselt assiste impuissant à la mise à sac et à la destruction de la propriété familiale. Il embarquera clandestinement sur un navire en partance pour la Japon pour fuir les violences et se rapprocher de cette culture qui le passionne tant. A peine débarqué sur les terres nippones notre jeune héros va découvrir que le Japon n’est pas que ce pays qui transpire la zénitude, mais qu’il peut cacher aussi des faces sombres et une violence à peine contenue. Sauvé sur la plage où il débarque par un samouraï aliéné, Thierry va traverser le pays à la recherche du monastère de Ghu pour, peut-être, atteindre cette paix intérieure à laquelle il aspire…
Les égarés de Déjima possède une curieuse force d’attraction. Due à la manière de construire le récit parti d’un idéal qui s’effrite au fil du temps et des péripéties qui frappent la traversée du pays par le jeune Thierry et le samouraï qui l’a choisi pour maître. Due aussi à cette façon de lier une certaine forme d’humour au travers de scènes cocasses et la gravité d’un propos qui met en lumière ce que peut engendrer la fermeture du pays au reste du monde et notamment à la présence occidentale. Le graphisme de Michele Foletti dont Les égarés de Déjima est le premier projet reste en perpétuelle dynamique et permet à ce récit d’aventures de développer sa trame sur près de 140 planches sans que la tension et l’intérêt ne faiblissent. Cela donne à cette histoire une réelle densité et un plaisir de lecture constant.
Nicolas Wouters et Michele Foletti – Les égarés de Déjima – Sarbacane – 2018
Une femme coupée du monde pêche tant bien que mal des anguilles dans une région austère dominée par un ciel gris et une terre boursouflée par l’humidité ambiante. Elle se rend parfois sur la place du village voisin pour vendre le produit de son labeur journalier afin de gagner quelques pécules pour survivre. L’époque n’est pas facile, propice à la violence, religieuse notamment, dans un pays qui se cherche encore. Elle se nomme Margot, et sa manière de vivre, loin du contact des hommes, l’a peut-être entraînée dans une folie macabre et un autre rapport à la mort. Dans la bicoque qui lui sert d’habitation elle alimente un vieux foyer au-dessus duquel une large marmite fumante dégage des fumées noires. Dedans elle y dépose les restes de carcasses d’animaux morts, des rats, voire des parties de corps humains repêchés dans les filets qu’elle a déposé sur les eaux qui bordent son habitation. Jusqu’où ira sa folie, symbole par extension de la folie des hommes et d’une époque dominée par les prises de position tranchées ?
Margot la folle ou Dulle Griet, le tableau peint par Brueghel l’Ancien n’a jamais livré ses vérités et, encore aujourd’hui, se voit entouré d’un voile énigmatique. Le tableau représente une femme, peinte au centre de l’œuvre, prenant la fuite en emportant sous son bras un butin. Vers où se dirige-t-elle ? Les enfers ? Personne ne le sait. Les autres personnages reproduits dans ce tableau fourmillants de détails portent en eux toute une symbolique qui leur est attachée. Le feu, la mort qui rôde, la folie qui se lit sur le visage de Margot, qui prend la fuite bouche ouverte, nourrit les feux d’une apocalypse et peut-être l’aversion de la femme pour le genre humain qui ne lui a fait que rarement de cadeaux. Jim Broadbent, acteur britannique endosse sur ce projet le rôle de scénariste pour donner corps à sa vision de l’œuvre de Brueghel. Accompagné du dessinateur Dix dont c’est le premier projet, Margot la folle délivre toute une aridité liée à l’époque, à la folie, à la laideur des corps et des visages, à la violence et la bassesse des hommes. Cela donne, graphiquement une œuvre épurée, sombre, aux arrière-plans sans perspective pour mieux représenter l’enfermement dans un cadre d’où il est impossible de s’échapper. Après la très belle interprétation de Margot par Muriel Blondeau (Glénat – 2010) ce projet publié chez Robinson nous invite à reparcourir le tableau de Brueghel pour nourrir et alimenter nos imaginaires les plus sombres…
Jim Broadbent et Dix – Margot la folle – Robinson – 2018