Exotisme, richesses colorées des paysages lointains. Le voyage a toujours été source d’évasion, de découverte, de partage. Marco Polo a effectué l’un des voyages les plus remarquables du treizième siècle, si incroyable qu’il fut même contesté, ce qui alimenta d’une certaine façon sa légende. Le Nouveau monde lui, le Ponant, donna lieu aux plus aventureuses explorations. Yann Le Kermeur, le personnage fictionnel créé par Patrice Pellerin se rend quant à lui en Guyane, sur des territoires peu hospitaliers, il y côtoiera des dangers insoupçonnés. Eloi enfin n’avait rien demandé avant d’embarquer vers l’ancien monde, vers la métropole dont il ne connaissait rien ou si peu. Le tragique se mêle parfois à des bonheurs simples et purs lorsqu’on décide de franchir la petite sphère de notre monde connu…
Sur le port de Venise un jeune garçon écoute le récit d’un voyageur lointain. Nous sommes en 1269 et le cabotage reste de mise sur une Méditerranée que l’on n’a pas encore domestiquée. Dès lors, ceux qui s’aventurent en son cœur, avec les risques que cela suppose, peuvent en raconter des histoires fantastiques que les plus crédules gobent sans se méfier. Mais le jeune homme n’est pas de ceux-là. Lui, fils d’un grand voyageur – marchand de son état – parti il y a près de quinze ans au Levant. C’est ce retour tant espéré et l’espoir de repartir avec son père que le jeune Marco Polo attend et guette à chaque arrivée de nouveaux navires. Ce jour-là arrive et le jeune enfant devenu jeune homme se voir accordé le droit de partir pour la nouvelle expédition qui doit ramener les Polo (Père, fils et oncle) vers l’Empire du Grand Khan…
Peut-être est-il surprenant de découvrir le parcours de Marco Polo dans la collection Explora dirigée par Christian Clot. Le marchand vénitien a certes parcouru des dizaines de milliers de kilomètres à travers les steppes d’Europe Centrale, de Russie et de Mongolie jusqu’à fouler les terres de l’Empereur Kubilaï Khan. Le voyage (et séjour) dura 25 ans dont une grande partie attachée au service de l’Empereur. Cela ne relève pourtant pas de l’exploration à proprement parler. Dans sa préface Christian Clot note que le vénitien fut le premier voyageur occidental à fouler le sol chinois et à en ramener un récit circonstancié. Peut-être que d’autres s’y sont rendus avant lui mais sans en laisser de traces dans l’histoire au moyen d’écrits qui auraient pu nous parvenir. Cela suffirait-il donc pour laisser son nom dans l’histoire ? Certes pas, mais, comme le précise Clot, le parcours de Marco Polo de son père et de son oncle a été conservé dans un épais grimoire qui a traversé les siècles. Les descriptions faites par le voyageur (consigné par Rustichello de Pise sur la dictée de Polo) ont donné lieu à de multiples controverses. La plus appuyée irait jusqu’à dire que le marchand aurait tout inventé, puisant dans les récits de marins, collectés dans le port de vénitien, la matière pour alimenter sa propre histoire. Cela reste une théorie difficile à vérifier aujourd’hui. Et pour tout dire peu importe pour nous tant que le voyage laisse place à de fantastiques descriptions de lieux peu connus et peu explorés. Didier Convard et Eric Adam livrent dans le premier de ce diptyque la première partie de ce voyage, « L’aller » pour être réducteur, qui mena les Polo jusqu’à la cour impériale de Kubilaï Khan. Ils retranscrivent avec force de détail toute la violence d’une époque que le choc des cultures alimente à loisir. Les scénaristes puisent dans le récit original toute la sève des grands voyages avec leurs lots de richesses architecturales, de magnificences de palais et de forteresses traversées, de dureté et d’isolement de terres reculées à traverser… Dans ce contexte Fabio Bono excelle dans la description des cadres et des différentes cultures. Il arrive surtout à une maitrise réelle des jeux de lumière qui donnent l’ambiance et un rythme au récit. Du beau travail pour ce premier tome, digne des pages les plus mirifiques pour nos yeux, écrites par un voyageur vénitien il y a de cela plus de sept siècles…
Clot/Convard/Adam/Bono – Marco Polo, le garçon qui vit ses rêves – Glénat – 2013 – 14, 95 euros
Sur les terres de Nouvelle-Calédonie, en plein milieu du dix-neuvième siècle, une mission à caractère scientifique et exploratoire attend le retour vers la métropole. Parmi eux un certain Pierre Delaunay dont la carrière de naturaliste n’arrive pas à décoller faute d’une étude pouvant le placer sur les feux de la rampe. Pour autant l’homme n’a pas totalement perdu l’espoir de frapper un grand coup au sein de la communauté scientifique. Il reste persuadé que cela passe par la venue en métropole d’un « sauvage » calédonien, un canaque comme il est de coutume de les nommer. Eloi, jeune homme négocié à sa tribu sera donc du voyage retour. Lui qui n’a pas foncièrement demandé à partir va devoir composer avec le regard haineux des marins qui voient en lui un simple macaque qui ne mérite en rien le titre d’homme mais qui doit pourtant effectuer les mêmes tâches qui leurs sont dévolues. Dans la cabine des « notables » Eloi alimente les conversations et si les regards sont moins féroces ils ne sont pas moins moqueurs et empreints d’un racisme souvent primaire. Au cœur de l’océan, là où tout semble possible, le jeune homme devra essayer de survivre pour peut-être garder l’espoir d’un jour revoir les siens…
Récit construit autour d’un huis clos pesant duquel on devine la chute finale mais dont on imagine à peine le déroulé, Eloi reste l’une des plus belles surprises de la fin d’année 2013. Younn Locard et Florent Grouazel livrent un récit qui prend sa dimension dans la démesure de la pensée humaine, devenue fange de l’âme qui, du capitaine, en passant par le scientifique, le prêtre ou le simple marin croit détenir la vérité mais ignore pourtant la simple évidence du rapport à l’autre et à sa différence. Eloi livrera donc un combat permanent contre ceux qui pensent savoir comment dicter sa vie. Acculé, le jeune homme fomentera pourtant sa vengeance dans un acte ultime qui laisse entrevoir toute sa détresse.
Au cœur de l’océan, là où personne ne peut affirmer de quoi sera faite la minute suivante, les vagues font craquer les bois du navire bousculé au gré des vents. Là où la solidarité pourrait créer cette cohésion entre les hommes œuvrant dans le même but, la même direction, se nichent pourtant les plus vomitives pensées. Eloi n’en sera qu’une victime oubliée, comme tant d’autres avant lui. Le dessin de Grouazel respire le vent du large. Réalisé en bichromie, il se fait précis, s’immisce au plus près des hommes, pour en capter peut-être les pensées les plus obscures, pour exposer cet enfermement qui ronge l’homme, les hommes. L’espace est compté et l’immensité de la nature au dehors expose comme une contradiction à nos regards. L’homme ne peut se dérober, il livre donc sa pensée profonde, sans far. Là est toute la puissance de ce récit. Il est souvent difficile de laisser se développer un récit maritime, ici le navire se fait raccourci de la société dans une époque qui n’a pas encore assimilé le sens de l’histoire et ses devoirs par rapport aux peuples « découverts » si bien que le mot de « sauvage » sensé désigner les uns pourrait tout autant décrire les actes des autres…
Grouazel & Locard – Eloi – Actes Sud/L’An 2 – 2013 – 25 euros
Yann Le Kermeur s’est imposé au fil des ans comme un personnage majeur et incontournable dans la sphère du neuvième art. Huit albums denses contant ses aventures en Amérique et sur les côtes bretonnes ont ainsi vus le jour pour le plus grand plaisir des amateurs de récits corsaires, où aventure et amour se conjuguent dans des décors sauvages et jusqu’à la cour du Roi de France à Versailles où notre héros doit se rendre dans le dernier volet paru. Patrice Pellerin reste un auteur passionné qui prend autant de plaisir à dessiner et à construire ses découpages de récits qu’à travailler sur la partie documentaire préalable – et indispensable – à la réalisation de chaque album. Par souci de vérisme et pour immerger le lecteur dans des décors qu’il peut encore visiter aujourd’hui ou découvrir via une iconographie encore préservée et fournie il souhaitait laisser la trace de ce qui se trame dans l’ombre depuis de nombreuses années, les recherches sur site, les collaborations avec une équipe de passionnés qui contribuent à densifier chaque projet, les prospectives graphiques… Les Rendez-vous de l’Epervier ont ainsi vu le jour en juin 2008. Son éditeur ainsi que les nombreux lecteurs restaient demandeurs de ces éléments fondateurs car ils permettaient d’avoir accès aux textes explicatifs ainsi qu’à la riche iconographie collectée par l’auteur, propres à stimuler notre propre imaginaire. Six cahiers ou Rendez-vous ont donc vu le jour pour un prix très attractif. Certains sont devenus très vite introuvables sauf à accepter de se délester de sommes injustifiées (sept ou huit fois le prix de base, parfois plus) sur des sites de ventes en ligne. Nous saluons donc l’initiative des éditions Soleil que de proposer de regrouper dans un épais volume l’ensemble de ces cahiers. Pour l’occasion cette riche documentation a été réactualisée et se savoure comme une immersion dans l’univers mouvementé et passionnant de Yann Le Kermeur. Indispensable pour les fans de L’Epervier et une véritable découverte pour les autres.
Patrice Pellerin – L’Epervier, Les escales d’un corsaire – Soleil/Quadrants – 2013 – 25 euros