Mêler les approches a toujours eu du sens. Parler du lien qui unit BD et musique encore plus. Les deux arts possèdent peut-être le même souci de la mise en forme, de la suggestion, cette envie de créer et de se renouveler sans cesse. La musique est affaire de tensions, de constante pression, de recherche de volumes et de formes. Elle trouve son pendant dans le neuvième art dont la gestation de l’œuvre repose sur les mêmes soucis d’équilibre et de cohésion. Arnaud Le Gouëfflec le sait lui qui tout autant que scénariste baigne dans la musique depuis toujours ou presque. Après Le chanteur sans nom il nous livre J’aurai ta peau Dominique A avec toujours au dessin Olivier Balez. Emmanuel Moynot tout comme Arnaud Le Gouëfflec est musicien. Sa sensibilité et sa compréhension de cet univers particulier lui ont permis de suivre avec un regard averti la tournée du groupe bordelais Les Hurlements d’Léo. Deux récits qui dénotent de cet intérêt à mêler BD et musique !
Après Le chanteur sans nom à qui ils avaient donné vie dans un album remarquable d’humour et de densité (voir chronique ici), Arnaud Le Gouëfflec et Olivier Balez se plongent de nouveau dans l’univers d’un musicien singulier, contemporain cette fois-ci, Dominique A. Avant de poursuivre soulignons d’entrée que J’aurai ta peau Dominique A reste purement fictionnel. Les personnages qui composent ce récit, hormis Philippe Katerine, ami dans l’album et dans la vie de l’auteur de L’horizon, sont donc issus de l’imagination fertile des deux auteurs de cette BD qui se lit comme un polar musical et une expérience de vie.
Attablé à un bureau bien trop petit pour sa large carrure, un homme s’affaire à jouer du ciseau. Récupérant des lettres sur des pages de magazines, l’homme les colle sur une feuille pour composer une phrase cinglante si ce n’est saignante : J’aurai ta peau Dominique A. Le ton est jeté d’entrée puisque nous ne sommes qu’en première planche de l’album. Et déjà tout un tas de questions nous viennent à l’esprit dont la plus incontournable de toutes : Pourquoi l’homme en veut-il à Dominique A, chanteur discret de la scène française qui n’avive ni les polémiques ni les tensions inhérentes au star-system ? Pour la peine Philippe Katerine lui donne un élément de réflexion, qui parait être une évidence parmi les évidences : C’est bizarre qu’on s’acharne précisément sur toi (…) d’habitude les dingues s’attaquent aux stars, pas aux chanteurs plus, enfin moins… c’est juste que t’es pas super super connu, tu vois ? Et pourtant c’est bien Dominique A qui sera la cible d’un tueur dont le mobile échappe un peu à tous.
De fil en aiguille, de concerts en sorties de scène, le chanteur se refermera sur lui à la recherche de l’inquiétante vérité. Il se plongera ainsi progressivement dans une paranoïa de plus en plus marquée qu’une fin abrupte viendra rompre sans pour autant épargner sa santé mentale mise à rude épreuve.
Avec J’aurai ta peau Dominique A, construit avec la bénédiction d’un chanteur pour qui la BD représente quelque chose, Arnaud Le Gouëfflec livre un récit qui plonge dans l’intimité d’un homme, de ses craintes légitimes et dans sa lente descente dans les affres de la folie qui n’est que l’expression de le peur qui l’envahit. Plus le récit avancera vers son dénouement, plus le chanteur se verra isolé, coupé du monde par ce questionnement intérieur, cette réflexion existentialiste qui pousse l’homme dans ces retranchements les plus vertigineux. Pour arriver à capter l’attention, le scénariste use d’un humour qui permet au récit de ne pas virer dans le tout récit noir. Il arrive aussi à offrir une histoire qui repose sur l’homme, sa fragilité, son rapport à la vie, à la mort, aux autres dans une introspection qui se veut salutaire pour celui qui s’y livre. Le dessin d’Olivier Balez sert quant à lui remarquablement le propos développé ici, par cette mise en ambiance sombre, le trait simple et dense, la faculté du dessinateur à aller à l’essentiel pour laisser le lecteur dans ce trouble qui l’envahit peu à peu au point qu’il se sent incarné dans la peau de Dominique A… Nous ne déflorerons pas plus ce récit pour ne pas rompre l’effet de surprise sur lequel il repose sauf à dire qu’il s’affiche déjà comme incontournable !
Le Gouëfflec/Balez – J’aurai ta peau Dominique A – Glénat – 2013 – 16 euros
Interview d’Arnaud Le Gouëfflec
Emmanuel Moynot et Les Hurlements d’Léo possèdent ce point commun d’être originaires de Bordeaux. Au-delà de ce seul point d’attache géographique, ils partagent le goût de la scène, de cette confrontation avec le public et l’envie d’exposer leurs travaux et leur art au plus grand nombre. Les Hurlements d’Léo ont gagné leur titre de noblesse à la fin des années 90 avec ce renouveau musical fait d’un mélange de tessitures et de climats, de festif, de déconne et d’exigence rythmique entre rock alternatif, chanson à texte et java. Ils ont peut-être ce sens de la transmission qui fait d’eux des troubadours modernes prêt à relever pas mal de défis (ils ont partagé notamment la scène avec les Ogres de Barback). Emmanuel Moynot, lui, dessine des histoires. Il en fait même des albums. Pourtant il avoue que dessiner ne fait pas de lui un dessinateur et que le dessin n’est « qu’un outil utile pour raconter des histoires en bande dessinée alors que je me considère chanteur même quand je ne chante pas ». Ils étaient faits pour se croiser au détour d’une route…
Emmanuel Moynot connaissait Laurent Kebous, chanteur/guitariste du groupe depuis 2008. Les deux hommes s’étaient rencontrés par le biais de Jean-Baptiste Beïs qui réalisait un reportage faisant se mêler des artistes d’horizons différents. L’idée de partir sur une tournée du groupe pour retranscrire de l’intérieur cette aventure humaine trottait dans la tête du dessinateur depuis quelques mois. Peut-être cette envie de sortir de l’atelier, de se confronter au monde, aux réalités, à la vie. Du moins c’est de cette façon qu’Emmanuel voyait cette immersion dans l’univers des Hurlements d’Léo. Il y trouvera ce qui fait la légende des tournées telles que l’amateur de musique les imagine : tension de la scène, rapports parfois difficiles entre les membres du groupe ou avec l’équipe technique, rigolades, moments de pure festivité. Bref pas forcément des idées nouvelles mais là n’était pas le but d’Emmanuel Moynot qui entendait plutôt révéler l’aventure humaine sans artifice avec l’œil suffisamment détaché pour servir son propos et avec assez de compréhension pour en saisir les enjeux. Cinq mois d’une tournée harassante dans laquelle les nuits paraissent longues, à méditer sur tout et sur rien dans l’habitacle d’un bus qui laisse peu le loisir d’un repos réparateur. Cinq mois à arpenter les scènes, ranger le matos, sillonner les villes et villages pour porter la musique un peu partout en France et au-delà dans des lieux improbables. De ces festivals froids et grandiloquents dans lesquels les groupes s’épient à ces festivals ruraux qui fleurent le camembert, le sauciflard et la bouteille de rouge, le dessinateur croque des moments de vie. Un regard extérieur donc mais qui apporte sa touche d’humanité et parfois de candeur. Une réflexion aussi sur la création, le sens de l’engagement et sur bien d’autres choses… Emmanuel Moynot avec Hurlements en coulisses nous immerge dans une aventure unique dans un mélange de dessin type carnet de voyage au trait simple, vif, tel des clichés de l’instant et des planches colorées et chaudes pour retranscrire le jeu de scène. Un grand moment de lecture.
Emmanuel Moynot – Hurlements en coulisses – Futuropolis – 2013 – 20 euros