La guerre d’Espagne reste dans la littérature et la recherche historique l’un des sujets phares des grands conflits mondiaux du siècle passé. Peut-être par les conséquences directes et indirectes qu’il engendra, peut-être aussi car l’idée de liberté s’y est développée sans artifice, dans un grand rassemblement, finalement vain, de volontés internationales criant leur opposition aux dictatures. Deux récits coup de poing, à découvrir pour ne pas oublier…
Alors que l’Europe s’apprête à vivre l’un des épisodes les plus sombres de son histoire, l’Espagne vit déjà au rythme des bombardements qui martèlent Barcelone et la plupart des villes qui osent s’opposer encore à la dictature de Franco. Sous cette pression constante les populations civiles des villes préfèrent prendre le large et fuir vers la France pour éviter d’une part les représailles d’un régime qui fait de la terreur son arme majeure et d’autre part essayer de se reconstruire dans un pays qui sonne comme un Eldorado. 450 000 hommes, femmes et enfants prendront les chemins de l’exil, marchant des heures et des jours entiers à travers les montagnes pour arriver à la destination tant recherchée. Cet exil restera dans l’histoire comme le Retirada avec son lot de conséquences pour des familles qui se trouveront vite décomposées. Car franchir la frontière ne suffit pas à la reconstruction. Loin de Franco, les exilés sont aussi loin de leurs attaches, dans un pays qui plus est lui-aussi agité par des soubresauts qui connaitront leur apogée quelques mois plus tard. L’Europe s’enflamme et la France, cette nation qui a gagné dans la douleur l’autre guerre, celle des poilus, sera la première visée par le régime nazi. Sitôt arrivés en France, après avoir vaincu le col du Perthus, les exilés espagnols seront accueillis par la gendarmerie française qui les recensera puis les enverra dans des camps de transit à travers la France. Ces camps, Angelita, l’héroïne de ce diptyque poignant, s’en souvient très bien pour y avoir séjourné quelques mois en 1939 avec sa mère et ce passé lui reviendra bien vite à la figure, comme une cicatrice mal refermée…
Le récit débute trente-sept ans plus tard à Montpellier. La jeune fille d’alors frise la cinquantaine. Elle mène une vie rangée et terne que viennent stimuler des virées dans un petit troquet du centre-ville avec Richard, le directeur de la comptabilité de la boîte où elle travaille. Un matin, alors qu’elle se prépare pour partir à son travail, le téléphone sonne. Sa mère a été victime d’un accident cardiaque à Barcelone. C’est son beau-père, l’homme qui prit soin de sa mère après la disparition de son père qui lui apprend la nouvelle. Ils se rendront tous les deux dans la capitale catalane au chevet de celle qui cache peut-être un terrible secret. Dans le train qui les mène vers la cité de Gaudi, Angelita livre à René ses souvenirs d’enfance et la perte de son père…
Avec cet album qui traite en filigrane de la guerre d’Espagne, Eduard Torrents livre un récit fort sur un sujet peut-être méconnu qu’il entreprend de livrer brut, avec un maximum d’efficacité, en BD. Car l’exil massif des populations opprimées par le régime de Franco demeure souvent tabou en France. Par la honte du traitement infligé à ces hommes et femmes pour la plupart réfugiés politiques, et par la honte de la compromission avec le régime nazi. Torrents aborde longuement la vie dans les camps de transit avec ce lot de déboires, de peurs, de larmes et de doutes qui habitent les femmes – l’auteur situe son récit dans le camp réservé aux femmes d’Argelès. Sur un scénario à la construction classique qui sied à son propos, le dessinateur s’attache à dépeindre des vies brisées, sans artifice, mais avec cette envie de donner corps à ses personnages. Et il y arrive parfaitement dans ce premier volet. Un diptyque à suivre…
Torrents/Lapière – Le Convoi T1 – Dupuis – 2013 – 15,50 euros
L’exposition de la toile Guernica à Paris en 1937 semble l’occasion de démontrer aux yeux du monde les dangers des dictatures militaires qui se mettent progressivement en place en Europe. Le bombardement de Guernica restera dans les mémoires et Picasso livrera sa toile comme une claque adressée à ceux qui doutent encore. Le tableau fera forcément polémique, mais comme le peintre espagnol aime à le dire : La peinture n’est pas faite pour décorer les appartements : c’est une arme offensive et défensive contre l’ennemi. Guernica se pose donc en œuvre politique et c’est en cela qu’elle interpelle. Lorsque Jean-Léonard dit Léo visite l’exposition internationale de Paris en 1937 avec ses parents, l’œuvre du génie ibérique choque sa mère qui se pose en défenderesse des nouveaux dictateurs : Tu ne vas pas recommencer avec ça ! Franco nous débarrasse de la canaille bolchévique. Tu sais, celle qu’aime ton Pablo Picasso. Léo, lui, est plutôt attiré par la liberté, par cette idée que l’homme doit pouvoir vivre sans l’asservissement imposé par quelques autres attirés par des desseins souvent sombres. Il écrit des textes dans un journal vendu sous le manteau et qui, s’il ne se vend presque pas, permet au jeune homme qu’il est de poser sa réflexion, de la nourrir des écrits de quelques influences notables dont celle de Victor Serge qui apparait dans l’album. Pour Léo rien n’est simple. Elevé dans une famille bourgeoise et réactionnaire, ses idées ne font pas mouche au sein du cercle familial. Il semble aimer Louise mais préfère s’en éloigner plutôt que de la compromettre dans sa construction identitaire et dans son souhait qui se dessine de rejoindre l’Espagne pour combattre au sein de la fameuse colonne Durruti. La rencontre avec Victor Serge sera un déclencheur. Il quittera le chaud foyer familial, et arpentera les routes toujours plus vers le Sud. Il se liera d’amitié avec Saïd qui combattra avec lui sur le front espagnol. Le jeune Léo accomplira ainsi son devoir moral sans crainte de la mort qui le guette..
L’association entre Maximilien Le Roy au scénario et Eddy Vaccaro au dessin méritait un récit et un sujet à la hauteur du talent des deux auteurs. Nous connaissons le travail du scénariste sur des thématiques sensibles (Dans la nuit, la liberté nous écoute, Faire le mur, Hosni, Thoreau) et son approche toujours très documentée. Nous connaissons aussi celui d’Eddy le dessinateur marseillais, toujours attentif au fond et à la forme, dont le trait sait se mêler avec expressivité aux sujets qu’il aborde. Avec Espaňa la vida, l’association des deux jeunes auteurs fonctionne plutôt agréablement bien. Le sujet abordé dans cet album n’est pas à proprement parlé nouveau (voir par exemple Le recul du fusil de Jean-Sébastien Bordas), il se distingue pourtant par son traitement. Maximilien Le Roy aborde certes par le biais de son personnage central le contexte d’une époque tendue, « entre-deux » mais analyse surtout le faisceau de circonstances qui favorisent l’engagement du héros dans le conflit. Soutenir philosophiquement le droit à la liberté dans une Espagne en proie à la dictature de Franco est une chose, décider de prendre les armes pour aller combattre dans la colonne Durruti en est une autre. Un album qui pèse par le cheminement de sa pensée et donnent aux faits exposés une autre valeur…
Le Roy/Vaccaro – Espaňa la vida – Casterman – 2013 – 25 euros