Les conférences de presse et les photocalls s’enchainent samedi à Cannes. L’équipe du film 120 battements par minute passe devant nous en sortant de la salle (voir la photo plus bas). Celle de The Square arrive dans l’autre sens. Je n’ai pas la possibilité spatio-temporelle de voir les deux films en compétition, il faut choisir. Le premier raconte le combat des militants d’Act-up Paris pour lutter contre le Sida en France dans les années 90.
Le deuxième parle des tribulations d’un directeur de musée d’art contemporain à Stockholm. Les deux histoires m’intéressent, mais la salle qui projette The Square se situe à deux pas. Et puis les acteurs du film que je viens de croiser ont l’air sympa, je suis déjà conquis par le casting. C’est parti pour 2h20 de WTF filmique dans la salle du soixantième.
Que ce soit devant une daube commerciale, un film d’auteur chiant à mourrir ou une de mes oeuvres préférées que j’ai vue cinquante fois, j’arrive aisément à monologuer interminablement sur ce que je viens de voir. Je ne laisse pas la parole à la personne avec qui je suis, j’exhorte simplement de manière machinale et saccadée ce que je pense du contenu que je viens de visionner. Je mitraille le film pour le meilleur ou pour le pire. C’est comme ça que je vis ma passion du cinéma. Puis je laisse éventuellement l’autre parler.
Devant The Square, je me sens bête, rien ne sort. Et c’est rare. Je sais que j’ai aimé le film, mais je suis incapable de dire pourquoi. Ça me gêne, je suis mal à l’aise. Impossible d’expliquer ce que je viens de voir. Et pourtant, le film n’est pas si compliqué. Il n’est pas bouleversant, il n’est pas violent ni triste. Légèrement drôle à la rigueur, mais pas non plus au point de le considérer comme une comédie.
Ce qui est encore plus difficile, c’est d’expliquer le scénario en donnant envie à une personne qui n’a pas vu le film :
Un directeur de musée contemporain de Stockholm défend une nouvelle oeuvre : un carré lumineux où chacun est égal en droit et peut demander de l’aide à autrui. La même semaine, il est victime de pickpockets qui lui volent son portable et son portefeuille. Christian, le quarantenaire riche, beau et intelligent essaye de vendre la confiance mutuelle à travers sa nouvelle oeuvre mais comprend que dans la jungle urbaine, il ne peut plus faire confiance à personne.
On imagine alors qu’il se pose toutes sortes de questions existentielles sur ce sujet. Mais en fait non. Enfin oui, il se les pose, mais on s’en fout. Le film n’a pas pour but de creuser sur les questions sociologiques de lutte des classes ou ce que pense réellement le protagoniste sur le sujet.
Le but du film, c’est de dresser un portrait du microcosme de l’art contemporain. Mais le réalisateur Ruben Ostlund ne juge pas, il se moque gentiment, presque au point d’en faire de l’autodérision. Mieux, il met en scène son film comme une installation artistique absurde et intrigante. Pire, il assume avoir calibré son film pour plaire au jury de Cannes. Il évoque les critères de l’art, pourquoi ne pas s’amuser à réaliser habilement le contenu ultime qui pourrait secouer la croisette. Il questionne tout en provoquant, et la boucle est bouclée. Cela n’a aucun sens et c’est brillant en même temps. Le film est mauvais et genial à la fois. Il provoque inutilement, il est hautain, absurde et profondément élitiste. Il est aussi brillamment réalisé, les acteurs Claes Bang et Elisabeth Moss sont géniaux et la musique répétitive est curieusement jouissive. Visuellement, Paolo Sorrentino croise James Turrell, et oui j’assume cette référence, ça va avec le reste.
Une performance mondaine dérape et un homme/singe commence à violer une convive, mais le public pense que ça fait partie du show. Ce n’est pas le cas ? Christian couche avec la fille qui l’a humiliée en interview. Ils baisent de la manière la plus triste et magnifique du monde. Ivre, dans la sueur et la honte. Un peu plus tard, un pseudo artiste contemporain essaye d’expliquer son nouveau projet. Dans l’audience, un homme atteint du syndrome de Gille de La Tourette traite tout le monde de pute. Est-il malade, faut-il se moquer, le respecter, est-ce une performance ? Peu importe, on est déjà passé à la prochaine scène surréaliste.
The Square, ça se la pète, c’est suédois, c’est froid, c’est carré. Mais croyez-le ou non, c’est sûrement le film qui se prend le moins au sérieux de la croisette.