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Au revoir là-haut de Lemaitre, l’adaptation en BD
L'interview de Christian de Metter

L’entre-deux guerre restera à jamais une époque d’excès. Les joies de la fin de la guerre et la reconstruction donnent de l’entrain à une société qui veut définitivement tourner la page. Les premiers à en être victimes restent ces hommes qui ont vus et côtoyés la faucheuse de longs mois durant, gardant sur eux la trace de sa Grande-œuvre, et qui gênent et gâchent l’ambiance. De retour à la vie civile, Edouard et Albert, placardisés, vont pourtant mettre un point d’honneur à se venger d’un pays qui n’a que faire d’eux…

Au revoir une
couverture au revoir

Au revoir là-haut de Lemaitre et de Metter – Rue de Sèvres (2015)

La grande guerre aura livré son lot d’horreurs, autour de tranchées bien trop étroites pour les accueillir tous. Dans les trous à rats dressés à la va-vite les hommes venaient ainsi remplacer leurs compagnons tombés par centaines sur le no man’s land, ce terrain de jeu qui sépare les deux camps, et garde en lui les traces d’une violence et d’une bêtise sans pareille. Violence de la dureté des combats. Les hommes qui s’enfonçaient sur les champs pilonnés au mortier déambulaient sans trop savoir où aller : tout droit disait l’officier ! Si la mitraille ne les aidait pas forcément à trouver la direction elle leur indiquait bien trop souvent la fin du parcours. Bêtise car l’homme dans toute sa splendeur a toujours fourmillé d’idées, dont l’une, propre à l’état-major des armées, était de jouer avec les hommes comme on joue avec des soldats de plomb. Sauf qu’une fois le jeu terminé il est toujours possible de redresser les pantins. De ce chaos sans pareille, des hommes en sont revenu. Pas nécessairement entiers, cela aurait été trop beau. Mais avec les marques de leur passage au front. De retour chez eux les rescapés du carnage humain, héros meurtris, n’étaient pourtant pas les bienvenus dans une France en pleine reconstruction. D’abord car ils laissaient planer cet air de culpabilité chez ceux qui n’avaient pas connu la guerre ou l’avait vécue de loin, ensuite car ils portaient sur eux les séquelles, physiques et morales, de leur séjour dans les tranchées. Albert et Edouard sont de ceux-là. Des hommes revenus du front et qui peinent à se réinsérer, à repartir de l’avant confrontés qu’ils sont à l’opacité d’une société qui souhaite se débarrasser une bonne fois pour toute de l’image même de la guerre. Et les deux estropiés de la vie l’incarnent jusque dans leur chair. Rejetés ils vont alors mettre au point un moyen de se rembourser pour les préjudices subit, et si possible avec intérêts…
Adapter un roman en récit graphique n’est pas une première pour Christian de Metter qui a déjà livré avec Figurec, Shutter Island, Scarface et Piège nuptial des adaptations maitrisées de quelques grands romans contemporains. Pour autant la donne change un peu ici, le dessinateur travaillant le roman primé par le Goncourt en 2013 avec son propre auteur, Pierre Lemaitre. Pour la peine nous pouvons saluer la performance de l’écrivain qui, en signant son premier scénario, a compris tout l’intérêt de laisser parler l’image pour donner vie à un vrai univers graphique reprenant la trame principale de son roman. L’adaptation passe donc par une attention particulière apportée aux personnages. Edouard et Albert mais aussi Louise, la jeune fille d’une veuve de guerre, occupent l’essentiel de l’espace graphique et le contexte de l’époque, le cadre, sert avant tout à porter et densifier l’ambiance. D’un point de vue formel, le scénario se fait lisible, sans surcharge de textes et de dialogues avec la part belle réservée au dessin qui garde, malgré un rythme narratif pas forcément enlevé, une instinctivité et un dynamisme propre qui tient toute cette histoire. Sur le fond, les thèmes développés dans le roman de Pierre Lemaitre sont repris ici sans les dénaturer. Il y est donc question de reconstruction dans tous les sens du terme mais aussi d’identité, de la capacité des hommes à avancer. Le tout avec un suspense qui tient le lecteur en haleine, car, les personnages, et c’est là que se mesure la réussite du projet de Lemaitre et de Metter, nous apparaissent très vite sympathiques et que nous ne pouvons dès lors pas forcément juger leurs actes dans une France qui passe son temps et son argent à penser aux morts pour la guerre bien plus qu’à ceux qui en sont revenus, marqués à jamais…

Lemaitre/de Metter – Au revoir là-haut – Rue de Sèvres – 2015 – 22, 50 euros

 

Interview du dessinateur

 

Au revoir Là-haut 1

Peut-on dire que cet album est avant tout une rencontre ?
Absolument. L’éditeur m’a proposé de faire cette adaptation avec Pierre Lemaitre, l’auteur du roman et effectivement toute la question était de savoir comment nous allions nous entendre. J’ai commencé par lire le livre et j’ai très vite accroché aux personnages. Mais au-delà de ça il fallait qu’il y ait une vraie entente avec son auteur. Il n’y a eu aucun souci à ce niveau donc le projet a pu se concrétiser.

Quels sont les aspects qui t’ont marqué dans la lecture du roman ?
L’époque me séduisait. J’avais déjà un peu traité, dans Emma ou dans Le sang des Valentines, cette période d’après-guerre en portant un regard particulier à ce que font les hommes après. Ensuite, l’autre aspect important pour moi se trouvait dans les personnages. Et je peux dire que d’un certain côté je suis tombé amoureux d’Albert et d’Edouard, mais aussi de Louise qui est un peu plus développée dans la BD que dans le roman. Ce qui me plaisait dans ce projet c’était la possibilité de leur donner vie, de leur donner un corps, une manière de s’exprimer… Au-delà de ces aspects les thèmes abordés par le roman étaient eux-aussi essentiels. Quand dans un roman je ne trouve pas les thèmes que j’affectionne je sais que l’adaptation ne me parlera pas et que mon travail s’en ressentira. Le roman de Pierre traite par exemple de l’identité, même si la thématique n’est pas abordée de front, et cela m’a tout de suite séduit.

Les deux personnages principaux sont des laissés pour compte, abandonnés par la France. Leur parcours t’intéressait particulièrement ?
Bien sûr. Albert et Edouard font partie de ces hommes qui ont servi leur pays mais qui ne pouvaient pas avoir d’avenir dans la France d’après car la société s’est organisée différemment. Le pays était en ruine et eux, malgré tous les massacres, ont eu cette indécence non seulement de revenir vivant mais en plus estropiés, physiquement et moralement… Personne ne voulait les voir donc oui c’est touchant d’avoir la possibilité de leur donner un peu de lumière même si c’est au travers d’une fiction. Quant à leurs actes d’après, ce qu’ils imaginent pour s’en sortir, je pense que je ne les aurais pas jugé au regard de leur parcours.

Au revoir là-haut 2Quelles sont les premières idées graphiques qui te sont venues en entrant dans ce projet ?
Lorsque j’ai lu le roman des images me sont venues mais pas forcément des idées graphiques. La lecture m’a donnée des indices sur la manière de construire certaines scènes, la manière de les adapter ou de les changer… J’ai aussi vu assez rapidement qu’il me serait impossible de reproduire la même scène finale car je ne la trouvais pas assez visuelle. Si elle marche très bien dans le roman il fallait la retravailler pour la BD. J’ai donc proposé à Pierre de la changer. Ce qu’il a fait et qui m’a permis de comprendre que cette collaboration serait finalement assez simple car Pierre était partant pour adapter dans le bon sens du terme, c’est-à-dire qu’à partir de la même histoire il acceptait de construire une autre œuvre à part entière. Pour revenir à la question, le graphisme vient dans une seconde phase, une fois que le rythme de l’album est trouvé, que le découpage est réalisé, écrit et dessiné. Ce n’est qu’après que je commence à me poser la question du graphisme dans le détail, que je pense à la manière dont je vais retranscrire au lecteur, le plus vite possible, l’ambiance de l’époque pour qu’il sache qu’il est dans les années 20, que ce sera une histoire profonde mais pas dénuée de fantaisie. Il me fallait trouver le truc technique qui me permette de dire tout ça de la première à la dernière page sans qu’il n’y ait de grandes ruptures. Il y avait donc cette obligation que ce soit assez tenu, d’où cette nécessité d’avoir une unité chromatique, une unité de style qui permette de gagner en cohérence.

Tu dis que la collaboration a été facile avec Pierre. Est-ce que le fait qu’il ne soit pas du métier t’a laissé plus de libertés que sur d’autres projets avec un scénariste ?
Son intelligence est d’être venu dans le milieu de la bande dessinée en sachant qu’il n’en connaissait pas les codes mais avec cette soif de les apprendre. C’est aussi la raison pour laquelle il souhaitait travailler avec un dessinateur capable d’écrire. Je lui ai donné mes propres codes : le nombre maximum de pages par scène, la nécessité de clôturer une scène par la dernière case en bas à droite car je n’aime pas débuter une scène en milieu de planche et tout un tas de conseils… Après, son intelligence a fait qu’il s’est vite rendu compte que la BD était un art graphique et qu’il était possible de faire passer pas mal de choses par l’image plus que par un dialogue. D’où cette bande dessinée assez peu bavarde, qui reste un choix délibéré de notre part. Tout passe dans notre album par un dialogue non pas sec mais minimal, et le dessin endosse la responsabilité de faire passer les messages, les émotions. C’était un challenge, mais un challenge plus que stimulant.

Au revoir là-haut 3Certains passages sont très durs. D’un autre côté on assiste à des scènes très tendres. Fallait-il garder cette lucarne d’espoir malgré tout, contrebalancer l’horreur par autre chose ?
Je ne pense pas que ce soit calculé, car nous nous sommes vraiment calé sur le roman. Ensuite il y a l’humour de Pierre qui arrive, sur la guerre, sur cette horreur, à dire des choses très drôles. Certes son humour est plutôt acide, mais ça reste de l’humour. Sur notre adaptation nous avons développé une sorte de fantaisie, de poésie plus que de l’humour pur, en partie parce que je ne suis pas un dessinateur de ce registre et d’un autre côté car je pense que ça n’aurait pas forcément été très décent par rapport à cette histoire-là. Nous sommes donc, par moment en tout cas, un peu dans la fantaisie, dans le théâtre, dans la Comedia dell’arte. Si l’aspect poétique apporte de la profondeur, il n’y avait pas cette volonté de contrebalancer l’horreur, car de toute façon l’histoire reste malgré tout assez dure.

Tu parles de fantaisie. Peux-tu nous parler des masques que l’on peut voir dans l’album. Est-ce qu’il a été facile pour toi de les représenter ?
J’avais un peu peur de ça mais c’est aussi la raison pour laquelle j’ai accepté le projet car je savais à l’avance que je n’allais pas en maîtriser tous les aspects. Nous avons trouvé l’idée de nous servir des masques comme vecteurs des émotions du personnage pour retranscrire ses émotions dans l’instant. Au fil du récit ces masques vont évoluer soit vers un aspect sombre, soit vers la folie. Ils permettent de comprendre le personnage et de nous placer dans la fantaisie sans tomber pour autant dans le burlesque.

Comment est née l’image de cette gueule cassée. Es-tu revenu vers des photos d’époque pour la représenter ?
Non parce que si j’avais dû vraiment dessiner d’un point de vue réaliste, la bande dessinée serait tout autre et à mon avis bien plus pénible à lire. En partant du texte de Pierre on s’aperçoit très vite que le personnage est impossible à dessiner même si la description qu’il en fait dans le roman fonctionne parfaitement. La mise en image est déjà plus compliquée. Tomber dans le réalisme aurait pu faire basculer le récit dans le pathos, dans quelque chose de trop lourd. Du coup je me suis concentré sur les éléments dont je disposais : prendre une balle dans la mâchoire, n’enlève pas toute la mâchoire, mais il fallait aller encore plus loin. Je savais que ce personnage devait faire passer beaucoup d’émotions. Ses cicatrices me servaient donc à jouer sur les expressions. J’ai attaché aussi beaucoup d’importance au regard car les émotions passent beaucoup par les yeux du personnage. Ce n’était donc pas facile à mettre en place pour que ça fonctionne, que ce soit crédible, que ça plaise aussi à Pierre, parce que je pense qu’il a un amour profond pour ce personnage. J’avais beau le détruire de tous les côtés, il le trouvait toujours trop beau. Au bout d’un moment nous avons trouvé le bon dosage, j’ai fait pas mal d’essais et puis j’ai senti que je le tenais, qu’il me serait facile de le répéter sur des dizaines de cases. Au final j’avais l’impression de connaitre le personnage et lorsque c’est le cas, le dessiner devient assez facile.

Au revoir là-haut 4Tu parlais tout à l’heure de l’ambiance du récit, la couleur y participe grandement tu l’as dit, peux-tu nous en dire plus ?
Je voulais qu’il y ait une unité de couleur. Je me suis servi d’un jaune/ocre que j’ai badigeonné sur toutes mes pages avec l’idée d’évoquer dans ma tête les années 20 même si les gens de l’époque l’ont vécu comme nous en quadrichromie (rires). Ça me permettait en tout cas d’aller dans pas mal de directions différentes, vers les dorures, que l’on trouve dans les clubs privés du début de l’histoire, vers les beaux appartements de la famille Péricourt, mais ces tons pouvaient aussi très bien me diriger vers la représentation de la misère. Il y avait très peu à nuancer pour passer d’une atmosphère à l’autre à partir de cette couleur. Comme je savais que j’avais pas mal de lieux, de style de lieux à dessiner, il fallait que je trouve le bon truc qui me permette de tout représenter tout en conservant l’unité à laquelle je tenais beaucoup.

Adapter une œuvre littéraire, c’est aussi se l’approprier, as-tu pris des libertés sur le texte ?
Le travail a vraiment été fait à deux avec Pierre. J’ai donné mon accord pour le découpage texte et nous revoyions ensemble le dessin que je produisais pour en changer des cases, des cadrages… Quand je travaille seul, je m’imprègne du livre dans un premier temps et j’essaye d’en retirer l’essentiel pour en faire un premier découpage rythmé. Dès lors que ça fonctionne, je n’y reviens plus. L’histoire est donc racontée différemment, je rajoute des cases, des planches ou des scènes pour faire passer telle ou telle information ou je retire certains éléments. Il y a donc forcément des libertés qui sont prises à ce moment-là. Mais dès lors que le premier découpage est fidèle au roman, les petites modifications que je vais faire pour que la lecture soit agréable, qu’elle fonctionne, ne le trahira jamais.

Tu as réalisé le dessin de cet album sur neuf mois seulement pour 160 planches. Cette contrainte était-elle aussi une force ?
C’est une contrainte que je m’impose, non pas de le faire en neuf mois, mais de le faire assez rapidement. J’ai ce besoin de faire au moins une planche par jour, sinon ma journée n’est pas terminée. J’aime dessiner vite, sans reprendre mon dessin ou mon trait. Je ne travaille pas dans un esprit démonstratif mais pour raconter une histoire, j’ai donc besoin d’avoir un peu de tension qui découle de cette rapidité. Cela me permet de conserver un dessin instinctif et énergique. Faire une BD c’est relativement long, personnellement au-delà d’un an je décroche, j’ai la tête dans d’autres projets. Ensuite bien sûr neuf mois pour 60 planches c’est bien. Neuf mois pour 160 planches, c’est déjà plus compliqué…


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