Société au bord de l’explosion si ce n’est déjà fait, les Etats-Unis ont plongé dans une situation économique et sociale jamais vue à l’échelle des grandes nations de ce monde. Dans un tel contexte tendu, les actes de violence économique, physique, psychologique trouvent des terrains propices à leur développement. Joe Sacco, Chris Hedges et Nate Powell décortiquent pour nous les travers de la société américaine. Une société qui se délite et affiche toujours plus ses difficultés à résorber les maux qui la saigne de l’intérieur…
Nous connaissons Joe Sacco pour son travail de BD-journalisme réalisé notamment durant le conflit en ex-Yougoslavie ou sur Gaza et la Palestine. Chris Hedges quant à lui était peu connu en France avant 2012. Lauréat d’un Prix Pulitzer pour ses travaux de reporter de guerre réalisés pour le compte du New York Time, deux de ses ouvrages majeurs, L’empire de l’illusion : La mort de la culture et le triomphe du spectacle et La mort de l’élite progressiste, sortent coup sur coup en France entre mars et octobre 2012 chez Lux éditions. Les deux reporters unissent leurs efforts et leurs talents pour nous offrir l’ouvrage qui nous intéresse aujourd’hui, Jours de destruction, jours de révolte publié chez Futuropolis.
Deux ans ont été nécessaire aux deux auteurs pour sillonner les Etats-Unis et en offrir un autre visage que celui qui s’affiche sur tout un lot de films hollywoodiens convenus pour qui le « strass et paillette » cache bien des réalités. Le principe de départ de ce lourd ouvrage, nous dit l’éditeur, est simple : [les auteurs] ont voulu montrer à quoi ressemble la vie des populations dans ces endroits où les lois du marché règnent en maître, où les êtres humains et la nature sont exploités, avant d’être ensuite abandonnés, afin d’en tirer un maximum de profits. En d’autres mots une analyse de fond sur les ravages du capitalisme sauvage, qui pour enrichir toujours plus des actionnaires trônant sur leurs millions acquis de haute lutte, laisse un pays et une frange entière de ses habitants dans la misère la plus totale. Les deux auteurs ont décidés de se rendre dans cinq lieux symboles de cet abandon par les autorités et dans lesquels règnent violence, maladie et pauvreté, les trois fléaux d’une nation qui perd son aura et sa fierté au profit de quelques riches compagnies…
Les deux premières étapes du voyage, Pine Ridge dans le Dakota du Sud et Camden dans la banlieue de Philadelphie offrent les images classiques de la pauvreté. Chômage, violence, alcoolisme, racisme, résignation des pouvoirs publics dont certains sont corrompus. La réserve indienne de Pine Ridge offre ce visage dans une ville de moins de 4000 habitants qui affiche un taux de chômage de près de 80 %. Cette véritable réserve indienne offre un sort peu enviable à la population locale. Pour essayer de survivre les hommes se trouvent « obligés » d’adhérer à un gang, les filles quant à elles, si elles ne se prostituent pas, attendent un homme qui pourra les protéger et leur offrir un toit mais connaissent bien souvent les violences conjugales, expressions d’une misère qui désintègre les âmes de ceux qui en sont victime au point de leur faire perdre valeurs et repères. Pour lutter contre cela la seule option reste de renouer avec les rites ancestraux, ceux que certains s’attachent à faire, mais si les hommes peuvent encore essayer de revenir dans le droit chemin, la pauvreté, tel un cancrelat, poursuit son chemin sans arrière-pensée. Camden offre un visage similaire avec ses bidonvilles juchant à l’entrée de l’agglomération. Ancienne ville florissante sur, en gros, les deux premiers tiers du XXème siècle, la ville a progressivement périclité. Les plus riches de ses habitants se sont exilés dans un phénomène de rurbanisation chasse misère laissant la ville sans ressources aux mains de gangs ou de groupes bien décidés à voler jusqu’à leurs proches et en tout cas bien souvent plus pauvres qu’eux. La ville garde encore de rares traces de son passé florissant mais ne peut lutter contre les phénomènes de violence qui monopolisent la plus grande partie des aides d’Etat destinées à essayer de maintenir un semblant d’ordre qui se révèle « illusoire ».
Dans les Appalaches Joe Sacco et Chris Hedges se rendent sur des terres défigurées par les grandes saignées causées par une exploitation intensive des mines à charbon. Les compagnies qui exploitent les sillons n’hésitent pas à employer des explosifs pour s’attaquer aux sommets de cette chaîne et arriver jusqu’au cœur de la matière à extraire. La place de l’humain dans un tel contexte a bien peu de valeur. On ne s’inquiète pas plus de défoncer des cimetières à grands coups de pelleteuses, ou de faire sauter des roches situées proche d’une digue monumentale de 300 mètres de haut et qui risque à tout moment de rompre. Dans la ville de Welsh 30 % des habitants gagnent moins de 10 000 dollars par an, 40 % des foyers vivent en dessous du seuil de pauvreté. Dans les manuels scolaires les grands groupes miniers font inscrire au programme tout l’intérêt d’exploiter le charbon alors qu’en réalité il est la cause indirecte de plus de 4500 décès par an, principalement des femmes. Sacco nous livre ainsi le témoignage de Rudy, un ancien ouvrier des mines. En neuf planches efficaces le dessinateur arrive à capter tout le désarroi qui frappe ces sacrifiés de la société américaine. Lorsque Rudy parle de son ex-employeur il dresse le constat amer que, quoiqu’on en dise, On doit gagner notre vie, ils en profitent. Ils savent que tu ferais n’importe quoi pour nourrir tes gosses. Et ils te font pas de cadeau. Les élus locaux se désengagent de leur rôle de tampon, les procès fait aux compagnies minières connaissent une issue peu favorable pour les laissés pour compte… Pays de liberté les Etats-Unis cachent ce visage de l’Amérique. Pour ne pas y croire, pour essayer de cache son impuissance à canaliser la pauvreté et la violence qui en découle.
Les deux derniers portraits de cette Amérique qui faisait jadis rêver nous mènent à Immokalee et New York. En Floride tout d’abord, les deux auteurs se rendent sur le parking de La Fiesta, supermarché qui offre du travail dans les champs légumiers pour approvisionner ses étals. Les groupes d’hommes se forment. Chacun d’eux sait pertinemment la dure tâche qui les attend s’ils sont engagés mais ils n’ont pas le choix. Ils ont besoin d’argent pour vivre et doivent donc accepter de se plonger dans les émanations de pesticides et d’engrais chimiques qui occasionnent à terme de graves dégâts au cerveau et sur le système nerveux. Pour dénoncer ces conditions de travail la CIW, Coalition des travailleurs d’Immokalee, voit le jour. Fondé au milieu des années 90, elle se renforce au fil des ans pour jouer un rôle de contrepoids réel. Des améliorations significatives des conditions de travail sont arrachées de haute lutte et redonnent l’espoir aux saisonniers. Un espoir bien mince et qui fait encore illusion.
A New York Joe Sacco et Chris Hedges rejoignent un groupe de manifestants pacifistes qui a vu le jour lors des mouvements d’indignés européens. Les deux auteurs questionnent et essayent de comprendre. Si tant est que l’on puisse essayer de comprendre.
Cet ouvrage choc n’est pas là pour dénoncer sans argumentaire. Ses deux auteurs ont mené une véritable enquête de terrain, relevant nombre de témoignages, prenant nombre de photos ou d’esquisses, se reposant aussi sur une large documentation : études universitaires, rapports de commission, articles de presse, essais… Hedges prend la plume pour décrire les contextes, Sacco quant à lui propose des illustrations, cabochons ou courtes histoires de cinq à neuf planches pour décrire l’histoire de tel ou tel personnage. Au final cette étude arrive à ses fins même si l’ouvrage épais et parfois répétitif peut refroidir certains lecteurs. Les auteurs exposent des faits de manière brute, pour laisser juge le lecteur qui construit son image d’une société gangrénée en son sein par des enjeux de puissance et la finance qui n’hésite pas à multiplier les laisser pour compte.
Sacco & Hedges – Jour de destruction, jour de révolte – Futuropolis – 2012 – 27 euros
Et aussi…
Any Empire peut difficilement passer inaperçu. Tout d’abord il fait son poids : 304 pages d’un papier bien épais qui prend une bonne place en tête de gondole des librairies spécialisées. Il y a aussi sa couverture rouge qui attire forcément le regard avec son titre en grosses lettres capitales. Une fois le livre en main on se tourne vers le 4ème de couverture. Et en peu de lignes le décor est posé : Nate Powell braque un projecteur puissant sur la violence et la guerre, et leurs conséquences sur l’Amérique profonde. Le sujet a le mérite de faire débat, surtout aux Etats-Unis qui arbore fièrement le deuxième amendement de sa constitution.
Any Empire se construit autour du destin de trois pré-ados Lee, Sarah et Purdy. Chacun sera confronté à un phénomène de violence qui aura un impact plus ou moins fort sur leur devenir. Lee aime jouer aux petits soldats et dévore les comics notamment ceux qui mettent en scène G.I Joe. Purdy, lui, est fils de militaire. Avec sa bande il se pourrait bien qu’il ne soit pas étranger à un phénomène particulièrement révulsant qu’observe la jeune Sarah, à savoir les violences proférées à l’encontre de tortues du voisinage. Rite initiatique pour entrer dans la bande des grands ? Acte barbare reflet d’une société qui construit ses propres peurs et ses propres faiblesses ? Any Empire expose la violence comme jamais. Il ne s’agit pas ici de jeunes ados armes aux poings comme les présentent Michael Moore ou Gus Van Sant dans Bowling for Columbine ou Elephant. Non les héros de cet album sont encore dans l’âge de l’enfance et les images fortes qui leur parviennent, les actes et les décisions qu’ils prennent influent directement sur les futurs ados et adultes qu’ils seront, comme si la violence dont ils sont témoins ou acteurs trouvaient des germes dès le plus jeune âge, condamnant indirectement une partie de cette jeunesse et de leur vie future.
Le dessin de Nate Powell se fait dense, sombre pour ne pas dire noir. Il marque par le peu de dialogues offerts, l’insistance sur les actes plus que sur les mots. Il donne à voir laissant de fait le lecteur construire sa propre perception des événements. Revers de la médaille cela érige du coup des zones d’ombres sur les protagonistes de cet album Lee, Sarah et Purdy. Au-delà Nate Powell arrive à capter notre attention et pousse un cri d’alerte contre la violence gratuite qui demeure difficilement explicable sauf qu’elle n’est pas la résultante d’un héritage génétique mais qu’elle est bel et bien issue des tensions, violences réelles ou psychologiques ou situations sociales complexes qui laissent sombrer les plus faibles des enfants d’une génération en partie sacrifiée.
Nate Powell – Any Empire – Sarbacane – 2012 – 24 euros