Le samedi c’est désormais deux albums sur lesquels nous portons notre attention. Deux livres qui font l’actualité, deux conseils de lecture, dans une diversité de genre et de format, pour aiguiser la curiosité de chacun, en complément des trois titres présentés le mercredi !
Lovecraft a toujours été fasciné par l’Antarctique. Peut-être parce que ce vaste continent glacé jouissait, à l’époque où l’auteur débutait dans l’écriture, d’un halo de mystère dû à la méconnaissance qui entourait sa géographie et sa structure géologique. Féru des sciences, qui pouvaient aussi permettre cette juxtaposition, dans ses récits, d’éléments de pure analyse et de fantastique, Lovecraft avait en outre aimé, il ne s’en cachait pas, le seul roman publié par Edgar Allan Poe, Les aventures d’Arthur Gordon Pym, dans lequel une exploration de l’Antarctique était au programme. Le roman Les montagnes hallucinées, dans ce contexte, vient apporter pas mal d’éléments à l’œuvre construite par son auteur.
C’est en septembre 1930 que l’Université de Miskatonic basée dans le Massachusetts accorde un financement à des scientifiques pour explorer l’Antarctique. Une équipe qui comprend quatre chercheurs spécialisés dans des domaines complémentaires : Pabodie l’inventeur d’une foreuse capable de s’adapter à la dureté du sol, facilement transportable et d’une solidité remarquable, Lake, jeune biologiste mystique, Atwood physicien et météorologue, et Dyer, le narrateur, leader de l’expédition et géologue de renom. Accompagnés d’assistants et d’étudiants, les quatre professeurs ont pour mission d’explorer le pôle sud et d’en faire des relevés scientifiques qui permettront d’en savoir plus sur ce vaste continent. Alors que les deux bateaux affrétés par l’Université se rapprochent du continent, et que les premiers icebergs viennent tutoyer les coques, un mirage apparaît à l’horizon et signe, pour l’équipée, le premier élément merveilleux observé. Le campement principal sera basé sur l’île de Ross. Les membres de l’expédition y établissent leurs quartiers, déchargent et expérimentent la fameuse foreuse du professeur Pabodie. Une base est ensuite installée plus au sud, là où le professeur Lake va entreprendre des forages qui pourraient révéler la géologie des sols encore inconnus. La surprise semble au rendez-vous après la découverte de traces organiques dans les roches sédimentaires. Le professeur Lake décide alors d’explorer des terres plus à l’ouest pour confirmer les premiers résultats fournis par ses relevés. Il y découvre avec son équipe une chaîne de montagne noire inconnue aussi vaste que l’Himalaya. C’est aussi peu avant cette découverte que se présente à lui un second mirage, celui d’une gigantesque cité antique…
Les penchants de Gou Tanabe pour le fantastique se retrouvent dans ses récits. En 2009 il avait offert dans son manga The Outsider, une vision de l’œuvre éponyme de Lovecraft écrite en 1926, en plus de deux autres récits fantastiques. Cinq ans plus tard était publié par Doki doki un polar sombre, Mr Nobody suivi d’une relecture récente encore indisponible en français : La Couleur tombée du ciel, nouvelle écrite par Lovecraft en 1927. Voir Gou Tanabe s’attaquer aux montagnes hallucinées, récit peut-être le plus ambitieux de Lovecraft, n’est donc en rien surprenant. Ici le mangaka s’accapare le paysage comme élément de dramaturgie, à propre de faire monter la tension, par les mirages d’une part, et la beauté glaciale qui se dégage de chaque scène. Les héros creusés, le fil narratif, le rythme qui laisse se développer des double-planches splendides sans texte permettent une immersion dans un récit qui révèlent sa part mystique par touches successives jusqu’au tragique. Prévu en deux volumes, cette adaptation est une vraie appropriation du mythe tissé par Lovecraft. Aussi bien dans les mots de l’auteur de Providence que dans les non-dits porteurs de sens. Une entrée dans le monde d’un mangaka exigeant au trait d’un réalisme saisissant !
Gou Tanabe – Les montagnes hallucinées – Ki-oon – 2018
Le procès des sorcières de Salem évoque des images à chacun d’entre nous, notamment en raison de l’adaptation de ce fait historique au théâtre par Athur Miller et au cinéma à maintes reprises et notamment dès 1956 avec le film de Raymond Rouleau et Simone Signoret, Yves Montand et Mylène Demongeot dans les rôles phares. La bande dessinée, étrangement, ne s’était jamais vraiment intéressée de près à ce tragique événement. Thomas Gilbert s’empare du sujet avec une approche originale basée sur le suivi de l’une des jeunes filles accusées, Abigail Hobbs. Lorsque débute les événements en 1692 les diverses communautés qui se sont installées en Amérique au début du dix-septième siècle sont encore fragilisées par des guerres incessantes entre puissances européennes et par les peurs palpables causées par la présence de tribus indiennes qui ne voient pas d’un bon œil cette arrivée de colons si différents d’eux venus retreindre leur territoire et leur ressources naturelles.
Les filles de Salem débute un l’été plutôt chaud de 1691. La jeune Abigail est alors âgée de tout juste 13 ans et sa beauté attire déjà le regard de quelques travailleurs agricoles. Alors qu’elle traverse un champ de maïs pour se rendre à la rivière où elle récupère de l’eau fraîche pour le foyer de ses parents, Peter, un jeune homme avec qui elle jouait étant enfant, l’approche et engage la conversation. Timide il exprime difficilement ses sentiments à la jeune femme qu’elle est devenue. Avant qu’ils ne se séparent il lui offre tout de même, en cadeau, un âne qu’il a sculpté dans du bois. Abigail le serre fort dans ses mains avant de le cacher dans son tablier. Arrivée à la rivière elle est surprise par un indien au visage peint en noir. L’indien met un doigt devant ses lèvres pour signifiait le silence et part se fondre dans la forêt. Le soir, à son retour, alors qu’Abigail alors qu’elle mange en famille près du feu de la cheminée, sa belle-mère l’invective pour avoir accepté le cadeau de Peter. Une jeune fille en passe de devenir femme ne doit pas accepter de cadeau d’un homme. Dans la foulée la belle-mère convoque le conseil des femmes qui va examiner Abigail et conclure qu’elle est « prête à être cueillis ». Dès lors la jeune fille joyeuse et pleine de vie devra arborer un masque de rigueur. Ses cheveux coupés court seront cachés dans un fichu pour ne pas attirer les mauvaises pensées des hommes et elle devra bien sûr ne plus rire ou parler avec des hommes en public. Le début de ce qu’elle nomme « cauchemar » et qui ne s’éteindra qu’avec le large procès ouvert pour sorcellerie.
Thomas Gilbert dépeint avec pas mal de justesse l’Amérique puritaine et pudibonde de cette fin de dix-septième siècle dans le Massachusetts. Une société qui vit repliée sur elle-même et exerce comme activité principale la surveillance de l’autre. A la tête de la petite communauté de Salem le révérend Parris contesté mais craint par la plupart sera à l’origine du procès et des battues organisées pour faire fuir le malin incarné par l’indien au visage noir. Le lent glissement dans la folie des hommes se développe par strates dans un album où la plupart des scènes passée l’ouverture se déroulent de nuit accentuant la tension. Certains sont pris de visions étranges et nourrissent le climat oppressant du procès qui n’attise que haine et violence. Si Thomas Gilbert documente son récit, il s’approprie aussi l’histoire s’autorisant, pour nourrir la dramaturgie, des libertés par rapport à l’histoire officielle. Une fiction en forme de réflexion qui trouve une résonance particulière dans un vingt-et-unième siècle offrant des tribunes aux intégrismes religieux liberticides qui engendrent violences et déraisons. Un des meilleurs albums de cette fin d’année.
Thomas Gilbert – Les filles de Salem – Dargaud – 2018