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L’inde aux mille facettes, Rouge Karma (+ Interview)

Récit riche de son cadre, porté par un trait dynamique, un enchainement de faits qui ne laissent que peu de temps au côté contemplatif qui aurait pu l’affaiblir, Rouge Karma dévoile des auteurs qui prennent le temps de tisser leur histoire, avec un choix délibéré pour la justesse et le côté humain, le tout mâtiné d’une réflexion sur les problèmes qui parcourent ce vaste pays. Plongée dans l’Inde contemporaine, loin des clichés aperçus parfois ailleurs !

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couv rouge karmaL’Inde, pays aux mille visages, fascine pour sa richesse culturelle, son patrimoine encore préservé tout autant que pour ses coutumes qui la teintent parfois d’un halo de mystères. Pour autant la pauvreté qui y règne frappe le voyageur qui se perd dans ses ruelles et ses quartiers non balisés. Lorsque Adélaïde débarque à l’aéroport international de Kolkata (Calcutta) avec un ventre rond qui affiche une grossesse bien avancée, on se demande bien ce que la jeune femme est venue chercher. Aussitôt prise en charge par un taxi affable, elle demande à être conduite au commissariat central, au grand étonnement de son conducteur. Elle sera reçue par un fonctionnaire de police à qui elle déclarera la disparition de son fiancé. Mais l’administration indienne n’est pas à proprement parlé d’un dynamisme et d’une volonté à toute épreuve. L’officier lui indique mollement qu’il mènera une enquête mais, à la manière dont il l’indique à la jeune française, tout porte à croire qu’il n’en fera rien. Elle décide alors, malgré la fatigue qui l’envahit, d’occuper le temps de son séjour à retrouver la trace de son ami avec l’aide du taxi qui la suit depuis le premier jour…

Eddy Simon le scénariste de ce projet est tombé amoureux de l’Inde il y a un certain temps déjà. Avec Rouge Karma il réunit tous les éléments qui fonde aujourd’hui ce vaste pays, un pays fait de contrastes, qui juxtapose sans que cela n’étonne personne, les richesses les plus fabuleuses et la pauvreté la plus prégnante, les mélanges de religions, de couleur, les différences criantes entre le Nord et le Sud du pays. Au milieu de cette immensité, l’image de la fragile Adélaïde, enceinte de huit mois, détonne. Elle porte sur elle les incertitudes de son couple, son fiancé serait parti sur une brouille, mais aussi et surtout les questionnements sur ce qui a pu lui arriver. Engagé pour travailler dans une boîte comme informaticien, il s’avère que sa trace s’efface presque partout où il a pu passer. L’enquête que mènera la jeune femme nous permettra ainsi de nous mener dans les zones qui n’ont rien des cartes postales habituelles. On y découvre les quartiers populaires mais aussi les points chauds de Calcutta, avec tous les dangers qui s’y cachent. Loin de la légèreté du Bollywood, Eddy Simon aborde des thèmes contemporains qui gangrènent le pays comme la corruption de son administration, les problèmes de l’eau, de la répartition des richesses… Mais ce qui marque encore plus reste peut-être cette attention portée à la donnée humaine. Le portrait de la jeune Adélaïde est saisissant, tout comme les (anti)héros qui parcourent l’album. En cela le projet se fait accessible, comme si cette histoire était celle vécue par une amie proche. Le dessin de Pierre-Henry Gomont épouse parfaitement son sujet. La description du Calcutta « off » nous en met plein les mirettes, le tout porté par des couleurs et des teintes à l’image de ce pays, plurielles et chaleureuses. Un album qui ne laisse pas indifférent…

Eddy Simon & Pierre-Henry Gomont – Rouge Karma – Sarbacane – 2014 – 22 euros

Entretien avec Eddy Simon

rouge karma18L’inde est un pays que tu as appris à connaître. Peux-tu nous en parler ?
L’Inde est un pays de contrastes, de paradoxes qui ne laissent jamais indiffèrent les étrangers. Tous les sens sont sollicités en permanence dans ce pays coloré, épicé, bruyant, chatoyant et attachant.  Ce sera demain le pays le plus peuplé du monde avec une population extrêmement jeune (50% des individus ont moins de 25 ans!) qui évolue dans une société prise entre modernité et tradition. L’immensité du territoire fait que les mentalités, les façons de vivre sont totalement différentes au nord ou au sud. Il est fascinant de voir comment tout cela peut marcher dans une cohérence d’ensemble.

L’inde est aussi une nation qui n’a pas peur du grand écart : une partie de sa population vit confortablement alors que de l’autre côté, la misère est toujours très présente ; Les religions sont incontournables mais restent souvent tolérantes ; les mariages sont toujours majoritairement arrangés mais les jeunes gens rêvent d’émancipation familiale ; les infrastructures sont obsolètes mais l’industrie fabrique de la modernité pour le monde entier… Bref, cette démocratie hors-norme reste souvent incompréhensible pour nous dans son fonctionnement. En Inde, les certitudes n’ont pas de place, l’espace-temps est différent.

Comment a germée l’idée de ce projet ?
Le point de départ, c’est ma rencontre avec une femme enceinte de plusieurs mois qui voyageait en avion sans souci de l’Inde vers la France. Elle m’a apprit que certaines compagnies aériennes acceptent que des femmes enceintes de 8 mois embarquent dans leurs engins. J’ai trouvé cela étonnant. Cette possibilité me paraissait un excellent point de départ pour un scénario. Alors que j’envisageais une intrigue se déroulant à Bombay ou à Delhi, une amie résidant en Inde depuis 25 ans dont à Calcutta m’a suggéré d’utiliser comme décor la capitale du Bengale moins connue et bien plus surprenante par la richesse de son environnement, de sa population. Au même moment, le pays débattait des accords de l’accessibilité de l’eau entre l’Inde et le Bangladesh. Ces débats se déroulaient à Calcutta et j’avais envie d’inscrire mon scénario dans une réalité géopolitique du moment.  La Durga Puja qui se passe dans cette ville à fini de me convaincre. Cette grande fête hindoue que l’on voit souvent dans des films indiens ajoutait au piment de cette histoire. Tous ces éléments, que j’appelle des « heureux hasards », m’ont conforté dans l’écriture de ce polar qui réunissait tous les ingrédients nécessaires à un récit dense et immersif. A cela s’ajoute ma rencontre avec Pierre-Henry Gomont et nos échanges fructueux autour du synopsis.

rouge karma31Roman graphique qui mêle aventure, politique, enquête, découverte d’un pays, Rouge Karma est aussi un récit intime, une histoire sans héros qui se construit par ses personnages creusés. Pour toi le rapport à l’humain était-il essentiel ?
Il est l’essence même de ce projet, de cet album. La découverte de l’autre, c’était ma première motivation sur cette histoire. Construire une relation entre Adélaïde et Imran, le chauffeur de taxi m’a passionné tout comme l’intervention de différents personnages hauts en couleurs. Rouge Karma est pour moi avant tout, le récit de rencontres, d’une quête où l’humain est au centre des enjeux. On y fait connaissance avec des personnages qui vont se nourrir de leurs différences, se découvrir et se comprendre ou non. Pour Pierre-Henry et moi, il était primordial que le lecteur entre en empathie avec les personnages, qu’il s’attache à eux et surtout que comme Adélaïde, il découvre cet environnement totalement hors-repères pour nous européens.

Peux-tu nous dire quelle est la part de romanesque et de fiction dans ce récit et celle de vérité ? Je pense par exemple aux lieux et cadres que tu explores.
On peut se rendre avec l’album à la main pour visiter Kolkata (nom de Calcutta dorénavant). Tous les endroits où se déplacent nos personnages existent. Pierre-henry et moi avons fait des repérages pour cette histoire en tentant de sortir des sentiers battus. Humainement, on peut rencontrer des personnages comme ce flic totalement passéiste et méfiant, des sales gosses débrouillards comme Roméo et de prévenants individus comme Imran le chauffeur de taxi. Les indiens sont très protecteurs, attentifs à l’autre dans l’ensemble. Il existe encore un fort sentiment de solidarité dans ce pays mais aussi de corruption à tous les niveaux.

Au niveau graphique les couleurs jouent un rôle prépondérant dans la mise en ambiance. Peux-tu nous parler de l’approche visuelle que tu as souhaitée sur ce projet ?
Pierre-Henry Gomont serait le plus à même pour répondre à cette question. Disons, qu’il était important pour nous de reproduire un ressenti vécu. Les ambiances changent sans cesse en Inde selon les quartiers, le jour et la nuit… Parfait pour un polar qui joue avec les codes !

rouge karma40Peux-tu nous parler du dessinateur Pierre-Henry Gomont ? Comment s’est opéré son choix ?
Un coup de cœur lorsque j’ai découvert la couverture de son album « Crématorium ». Il y avait une ambiance dans ce dessin qui me paraissait convenir à Rouge Karma. C’est inexplicable pour moi, mais j’étais convaincu qu’il était le dessinateur de la situation. Je l’ai donc contacté par mail, lui ai proposé mon synopsis en quelques lignes, avons échangé, discuté et rapidement constaté que nous avions envie de travailler ensemble. La relation s’est faite simplement, instinctivement et son travail sur cet album a rapidement dépassé toutes mes espérances. Il n’était pas acquis dès le début qu’il ferait l’album en couleurs directes. Ce choix de sa part et son implication totale dans cet album participe grandement à sa réussite.

Pierre-Henry a réalisé des croquis sur place. Pour toi était-il essentiel que le dessinateur connaisse ce pays et sa culture ?
Oui, sinon, on peut rapidement tomber dans les clichés, passer à côté de l’essentiel. Je fournis énormément de documentations à mes dessinateurs mais en ce qui concerne l’Inde, rien ne vaut une immersion dans le pays. Les couleurs, les odeurs, la chaleur, les sensations, le rapport à l’autre… Sont à vivre in situ et aucune photo, aucun film, aucun écrit ne remplacent un voyage sur place. Rouge Karma serait, selon moi, totalement différent si Pierre-Henry n’était pas venu me rejoindre sur place pour y dessiner. L’inde que nous montrons dans Rouge Karma est loin des fantasmes et poncifs habituels et ça, il faut l’avoir vu sur place pour pouvoir le retranscrire.

Tu présentes un pays contrasté, rongé par la pauvreté, la corruption, les problèmes sanitaires mais riche de sa culture et de ses traditions. A la lecture de ce récit on a l’impression que ce pays multi-facettes s’impose bien plus qu’un simple cadre fictionnel. Est-ce vrai ?
Tout à fait. L’Inde est souvent perçue par les européens de manière caricaturale avec sa pauvreté, sa religion hindoue, ses fakirs, ses maharadjas, son cinéma guimauve… La réalité va bien au-delà de ces quelques clichés. L’inde est un pays subtil, complexe  par bien des aspects et je voulais montrer cela. Cette intrigue fonctionne car le pays où elle se situe est un personnage à part entière. Cet album est pensé en Inde avec sa mentalité, ses croyances, sa politique.

rouge karma71Peux-tu nous parler des problèmes de l’eau en Inde et dans les pays limitrophes ?
Comme beaucoup de pays, l’Inde va connaître dans quelques années une vraie pénurie d’eau. Ce sera encore plus compliqué pour les indiens avec l’augmentation de la population, l’essor économique, les besoins de l’agriculture qui ont pour conséquence des besoins en augmentation constante. Les dirigeants du pays doivent donc anticiper ce qui risque d’être une crise majeure dans une dizaine d’années. Actuellement, il existe de nombreux forages dans toutes les régions qui peu à peu assèchent les nappes souterraines. Il faut trouver des nouvelles solutions viables et le détournement ou la retenue des rivières, des  fleuves trouvant naissance sur le sol indien peut être une réponse pour garder un maximum de liquide sur son propre territoire. Seulement, en agissant de la sorte, on prive son voisin.  L’Inde et le Bangladesh avaient un accord de partage sur certaines sources d’eau, un accord de trente ans qui touchait à sa fin en 2011. L’inde a traîné la patte pour le proroger, prétextant que le contexte est totalement différent aujourd’hui et qu’ils ne pourront plus se montrer aussi généreux qu’avant. Les indiens désirent garder sur leur seul territoire leurs rivières et fleuves. Le Bangladesh a alerté l’opinion internationale qui ne s’est pas émue de ce danger à venir pour des millions d’individus.

As-tu rencontré des difficultés dans la réalisation de cet album et que retiens-tu de ton travail ?
Je n’ai pas rencontré de problèmes particuliers sur cet album. Il fallait juste que le récit soit cohérent, que l’intrigue coule de source et éviter d’utiliser de grosses ficelles scénaristiques pour faire avancer l’enquête. Je voulais un récit à tiroirs qui mélange enquête policière, histoire d’amour, intrigue géopolitique, découverte d’une culture, rencontre humaine et au final, je trouve que tout cela ne s’imbrique pas trop mal dans l’album. De plus, nous avons travaillé assez rapidement avec Pierre-Henry sur  l’album ce qui a donné du rythme à l’ensemble.

Ce que je retiens, ce sont de nombreuses rencontres humaines que ce soit en Inde, notamment pour les traductions en langue bengali qu’en France avec une maison d’éditions qui rapidement a cru dans notre projet. Et surtout, je retiens mon envie d’écrire d’autres scénarios sur ce même principe de mélange des genres dans un contexte étranger ancré dans la réalité.


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