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Lip, des héros ordinaires de Galandon et Vidal, l’interview !

LIP développe sous forme de roman graphique le destin des LIP, ces ouvriers qui devinrent en partie maitres de leur destin en instaurant une forme d’autogestion qui évita, un temps du moins le démantèlement de la société implantée à Besançon. Récit choc mené au travers du regard de ces hommes et de ces femmes « ordinaires », il est nominé pour le Grand Prix des Lecteurs 2014 dans la catégorie « Roman graphique ». Entretien avec son scénariste…

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Extraits du dossier consacré à LIP des héros ordinaires paru le 1er Mai 2014.

Résumé : Avril 1973. Les usines LIP forment un groupe que l’on croit sans faille. Et pourtant les employés apprennent incrédules la démission de leur PDG Jacques Saint-Esprit. Cela sonne comme le début d’une descente programmée aux enfers pour des employés qui donnent tout à une entreprise à laquelle ils s’assimilent entièrement. Des groupes de réflexions s’organisent, des actions se mettent en place. Parmi ses employés tous plus ou moins anonymes, Solange doit faire face à une vie bien rangée. Si bien rangée qu’il sera difficile de la déranger sans remettre en question les fondements même de sa famille. La jeune femme, mariée, est mère d’un petit Yvon. Son mari un brin, pour ne pas dire plus, réactionnaire ne comprend pas la lutte que va entreprendre sa femme pour tenter de préserver son emploi. Elle quittera le foyer conjugal et trouvera refuge chez Adriel, qui l’accueille au début en simple collègue de travail, sans arrière-pensée, puis, au fil du temps et des luttes communes en amie de qui il se rapprochera.

L’avis de Seb : Le récit richement documenté de Laurent Galandon s’affiche d’une rare maitrise. Dans ses intentions tout d’abord, mais aussi dans cette capacité à tisser les destins, à s’immiscer dans les vies « ordinaires » pour en tirer toute cette sève, ces données brutes qui participent à la compréhension d’un des conflits les plus symboliques de ces quarante dernières années. Le découpage classique offre un surplus de lisibilité à l’ensemble sans pour autant que cela nuise à la révélation du talent graphique de Damien Vidal qui excelle dans le noir et blanc qui aurait pu garder donner un caractère hermétique au projet. Son dessin se fait riche de détails permettant une immersion totale dans le sujet. Le récit graphique de ce premier semestre !

L’avis de Julie : LIP, des héros ordinaires est véritablement une réussite. Déjà sur le fond, car il est toujours important – voire même essentiel – de rendre hommage à ces luttes et d’entretenir la mémoire collective à ce sujet. Et aussi sur la forme. Car elle est suffisamment facile d’accès pour des personnes relativement étrangères à l’affaire mais tout aussi agréable pour ceux qui en savent déjà un peu (beaucoup) sur le sujet. Pour les premières, vous pouvez par exemple visionner le documentaire LIP, l’imagination au pouvoir. Pour les secondes, revoyez-le, ça fait toujours du bien !

Une dernière chose (et là, je fais un peu ma chauvine) : ce fut réellement un plaisir de voir Besançon mise en scène ainsi, et d’y retrouver des lieux que l’on connaît et que l’on fréquente aujourd’hui (bon, ok, ils ont changé, mais j’vous jure qu’on les reconnaît !).

Laurent Galandon & Damien Vidal – Lip, des héros ordinaires – Dargaud – 2014 – 19,99 euros

 

Entretien avec Laurent Galandon

Comment est née l’idée de traiter le conflit social des LIP ?
Toutes mes histoires précédentes présentent un point commun : elles mettent en scène des personnages « en résistance ». J’avais donc simplement l’envie depuis un moment d’imaginer un récit autour d’un conflit social. Lors d’une discussion, un ami journaliste, Albert Drandov (également scénariste), me rappelle « L’affaire Lip » que je connaissais un peu pour avoir vu en 2007 l’excellent documentaire de Christian Rouaud, Lip, l’imagination au pouvoir. Dès la première phase de recherche, j’ai compris que cette lutte était propice à développer le récit que j’imaginais : un docufiction.

Peux-tu revenir sur les grandes articulations de ce conflit et ses spécificités ?
C’est compliqué de résumer ce conflit en quelques mots. Les ouvriers vont apprendre en avril 73 que leur usine va être démantelée suite à une décision d’actionnaires. Nombre d’entre eux vont se retrouver au chômage. Assez classiquement, ils vont s’élever contre cette décision. Ce qui est beaucoup moins classique, c’est les moyens de résistance qu’ils vont imaginer. Car plutôt que se mettre en grève, les Lip vont s’approprier leur outil de travail et vont s’autogérer pendant neuf mois, non sans difficulté, au nez et à la barbe des actionnaires alors soutenu par l’état français. Pour autant, l’autogestion n’était pas un objectif à atteindre, mais un moyen de lutte. Par ailleurs, ils vont également développer une communication inattendue et gagner l’attention et le soutien de toute la population. Ces modes de lutte vont déstabiliser leurs adversaires.

Peut-on dire que ce conflit préfigure les autres mouvements sociaux apparus plus tard après les deux chocs pétroliers ?
Il y avait d’autres conflits déjà à cette époque. Je crois que la LIP des héros ordinaires (Page 24) de Galandon & Vidal - Dargaud (2014)lutte des LIP s’inscrit dans un changement du mode économique capitaliste. Jusqu’alors, le capitalisme était passablement « paternaliste ». L’entreprise Lip est l’une des premières à subir ce que l’on appelle communément aujourd’hui le capitalisme financier. Dans le fonctionnement de ce dernier, l’homme n’est plus du tout au centre des préoccupations : l’ouvrier est perçu comme une charge et pas comme une richesse. Et la course au profit est la seule motivation.

Le titre de ton album, LIP, des héros ordinaires donne des pistes quant à ta façon d’appréhender le sujet. Au-delà du conflit social, les hommes et les femmes sont au cœur du récit. Ils sont acteurs de leur destin par les choix qu’ils opèrent mais aussi tout simplement des gens ordinaires avec leurs faiblesses et leurs doutes. Placer les acteurs du conflit en avant jusque sur la couverture de l’album était essentiel pour toi ?
Comme je le disais plus haut, Lip, des héros ordinaires, est un docufiction. Si nous respectons les différentes étapes majeures de la lutte, nous nous attachons aussi à suivre le destin de quelques ouvriers, et notamment d’une ouvrière. Ou comment une aventure collective influe sur les individualités. L’investissement des ouvriers était tel qu’ils ne pouvaient que sortir transformer par ces neuf mois. Par ailleurs, je ne suis ni journaliste, ni documentariste. Je suis un raconteur d’histoire. J’ai besoin de m’appuyer sur des personnages, et ce sont eux qui m’intéressent avant tout. Donc ils se devaient d’avoir une place de choix, et ce, jusque sur la couverture. Nous voulions également que cette image traduise à elle seule un des aspects majeurs de ce conflit : l’aptitude des Lip à la prise de décision collective et démocratique.

As-tu rencontré les acteurs de ce conflit ? et d’une manière plus générale peux-tu nous parler de ta phase de recherches préalables ?
Je n’ai pas rencontré de Lip pendant l’écriture. C’était un choix délibéré et mûrement réfléchi. La lutte a été vécue de manière différente par chaque protagoniste. Si j’avais décLIP des héros ordinaires (Page 31) de Galandon & Vidal - Dargaud (2014)idé de recueillir des témoignages, j’aurais eu autant de visions que d’acteurs interviewés. Et, par expérience, je sais que lorsque je recueille la parole de témoins, je me sens redevable et obligé de la replacer dans l’histoire. Je craignais alors de me sentir menotté par les différentes expériences qui me seraient rapportées. Aussi ai-je travaillé uniquement à partir de documents écrits ou filmés. Ils sont nombreux. La presse, audiovisuelle et écrite, a beaucoup abordé le sujet à l’époque. Des réalisateurs ont investi le terrain. Des essais ont été écrits. J’avais donc une riche matière.
Quelques jours avant la sortie du livre, Charles Piaget, leader du conflit qui apparaît régulièrement dans la BD, a pu le lire. Il m’a invité à l’appeler. J’étais un peu fébrile lorsque j’ai composé son numéro.  C’est un homme charmant… et d’une grande franchise. Je savais que s’il n’aimait pas, il n’hésiterait pas à me le dire. Or, il m’a fait un retour élogieux. Non seulement, il retrouvait parfaitement les différentes étapes du conflit, l’atmosphère qui s’en dégageait, mais il appréciait également notre approche narrative, à travers le personnage de Solange, très pertinente. Christian Rouaud, réalisateur du documentaire emblématique sur le sujet, Lip, l’imagination au pouvoir, avec lequel j’ai partagé une émission sur France Culture, nous a fait un retour similaire.
C’est lors d’une séance de dédicace organisée à Besançon, que nous avons rencontré avec Damien Vidal, « nos » premiers Lip. Leurs retours étaient également positifs. Outre que nous étions touchés par ces marques de sympathie, nous étions également rassurés par la justesse de notre propos et son traitement.

Peux-tu nous expliquer ton choix de ne traiter que de la première phase du conflit ? En quoi les mouvements de 1976 sont-ils différents de ceux de 1973 ?
Notre livre compte déjà 162 planches. Développer graphiquement la seconde période 74/76 devenait économiquement et temporellement difficile. C’est la raison pour laquelle nous avons fait appel à Claude Neuschwander pour la postface. Je garde l’idée de développer ce second acte, passionnant et humainement plus difficile. LIP des héros ordinaires de Galandon & Vidal - Dargaud (2014) - Recherche de personnage AmjadComme l’explique Monsieur Neuschwander, « la mise à mort » de l’entreprise a été beaucoup plus insidieuse. Si les ouvriers ont beaucoup appris durant cette première période, le patronat a également aiguisé ses armes et abandonné le combat frontal. Par ailleurs, il a été plus difficile pour les Lip de retrouver l’énergie déployée d’avril 73 à mars 74.

Tu laisses la parole en préface et en postface à Jean-Luc Mélenchon qui pose le contexte social de l’époque à Besançon et Claude Neuschwander qui traite de ce qui s’est déroulé dans l’usine après le premier mouvement social de 73. Peux-tu nous parler de ces deux personnalités et nous dire s’il était essentiel pour toi de leur donner la parole ?
Je me garderais bien d’essayer de tracer un portrait de ces deux hommes. Je n’ai pas rencontré Claude Neuschwander. Nous avons eu seulement des échanges téléphoniques. Je pense que sa postface parle pour lui. Concernant Jean-Luc Mélenchon, il nous a fait la gentillesse de venir – anonymement- dîner un soir avec nous. Il nous a remercié autant de lui avoir demandé cette préface, que nous, de l’avoir écrite !
Avec Damien, nous souhaitions enrichir notre propos par le témoignage de personnes qui, sans être acteur durant les neufs mois du conflit, s’étaient néanmoins vu concernées. Neuschwander, en qualité de PDG de 74/76 nous apportait le regard indispensable sur cette seconde période. Mélenchon, alors étudiant, évoquait comment cette lutte avait influencé son parcours d’homme politique.

Le conflit des LIP aurait pu servir de modèle, si l’on considère l’expérience de l’autogestion. Or cela n’a pas vraiment été le cas. Penses-tu que les luttes ouvrières sont devenues vaines aujourd’hui ?
Oh que non ! Et la récente victoire des Fralib prouve que la lutte n’est pas vaine. Seulement, la situation est telle qu’il est nettement plus difficile de se faire entendre. Combien d’entreprises disparaissent chaque année dans l’indifférence générale provoquant la dégradation de tout un tissu social ?

LIP des héros ordinaires de Galandon & Vidal - Dargaud (2014) - Recherches véhiculesPas mal d’usines ferment aujourd’hui en France dans l’indifférence presque totale. Selon toi assiste-t-on d’une certaine manière à une banalisation (doublée d’une résignation) de la lutte ouvrière ?
Honnêtement, Je n’ai pas une analyse suffisamment fine pour répondre à cette question, ni les connaissances socio-économiques suffisantes. S’il y a eu résignation fut un temps, j’ai l’impression (ou l’espoir) que la dégradation persistante pousse à la renaissance de réseau de solidarité et de lutte.
Sans entrer ici dans les détails, je profite de ta question pour évoquer la situation des auteurs de BD aujourd’hui sujets à une précarisation croissante. L’énergie déployée par SnacBD a permis de fédérer un grand nombre d’auteurs. On ne sait pas encore ce que donnera cette mobilisation et si elle perdura, mais incontestablement elle nous offre une nouvelle visibilité et, peut-être, à court terme, un autre rapport de force avec nos interlocuteurs.

Peux-tu nous parler de Damien Vidal, un auteur encore méconnu. Comment l’as-tu rencontré et en quoi selon toi son traitement graphique répond aux exigences de ton récit ?
J’avais initialement sollicité Jeff Pourquié. Il était indisponible et m’a orienté vers Damien. Damien avait récemment travaillé sur un projet similaire qui n’avait finalement pas abouti. Aussi est-il sensible au projet que je lui proposais. Outre notre adéquation humaine et professionnelle, Damien s’est immédiatement approprié cette histoire et a parfaitement saisi mes intentions. Il ne s’est pas contenté de mettre en image ce récit, il l’a littéralement incarné. Il a été force de proposition sur chaque page, sur chaque case.
Sans être réaliste, son trait traduit parfaitement l’époque et les émotions des personnages. Damien a fait un travail complémentaire de documentation colossal pour ce livre. Je ne crois pas que je pouvais imaginer meilleur traitement. Sans noyer son dessin avec une abondance de détails, il parvient à reconstituer intelligemment l’époque et à traduire les différentes ambiances qui ont émaillé la lutte.

LIP des héros ordinaires de Galandon & Vidal - Dargaud (2014) -storyboard-et-planche 75On te connaissait pour tes séries en 48 pages. Tu te lances ici dans le roman graphique. La façon de travailler ses projets est différente. Peux-tu nous en parler ?
Le « roman graphique » (je mets des guillemets car je reste toujours un peu dubitatif sur cette appellation) offre une grande liberté de narration. Les inévitables regrets engendrés par le format standard, parce qu’on ne peut pas développer tel ou tel aspect d’une situation ou d’un personnage, disparaissent en grande partie. Au demeurant, cette pagination est aussi un piège : celui de diluer son récit, de s’attarder sur des moments qui casse la dynamique générale, d’ouvrir trop de pistes finalement laissées en jachère. Il faut rester vigilent. Jusqu’à présent, je ne pose jamais la question de la pagination pendant l’écriture d’une histoire. C’est seulement lorsqu’elle est achevée que je m’interroge – avec mes partenaires, éditeur et dessinateur – sur la meilleure manière de la servir.

Que retiens-tu de ton travail sur ce projet ?
Je crois que Lip, des héros ordinaires et Vivre à en mourir (réalisé avec Jeanne Puchol au Lombard) constituent un virage que je souhaitais prendre plus ou moins consciemment, et déjà amorcé dans Pour un peu de Bonheur (avec A.Dan chez Bamboo/Grand Angle) : celui de me rapprocher davantage de mes personnages, de donner corps à un récit passionnant en m’appuyant autant sur « l’événementiel » que sur des moments de vie plus anodins et plus humains.


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