La case du Mardi propose de parcourir une œuvre à partir d’une case ou d’une planche qui résume un des points essentiels développés dans un récit. Un moyen de découvrir une œuvre différemment en s’attachant parfois à des détails qui en disent beaucoup…
Mai 1898. Le royaume d’Italie est marqué depuis plusieurs années par de fortes tensions sociales, qui s’expriment par des soulèvements de plus en plus vifs et tragiques. Du 6 au 9 mai 1898, l’insurrection de Milan est à l’origine de la mort d’une centaine de personnes. À Turin et dans tout le Nord de l’Italie, les revendications du peuple se font toujours plus appuyées mais font l’objet de peu d’attention. En 1899 et 1900, des restrictions de libertés publiques sont ainsi proclamées et entretiennent un climat malsain qui devait aboutir à l’assassinat du roi Humbert 1er. Le 25 mai 1898 se produit, dans ce contexte délétère, un évènement qui devait au final se révéler pas aussi anodin qu’il pouvait le laisser paraître à l’origine.
Dans la cathédrale Saint-Jean-Baptiste de Turin, le petit monde mondain et scientifique s’affaire. La relique dite Suaire de Turin qui aurait pu envelopper le corps du Christ après sa descente de la croix et conservée dans la chapelle Guarini depuis 1578, va faire l’objet d’une prise de vue par le photographe Secondo Pia. Le Suaire fait d’abord l’objet d’une exposition publique, puis plus tard dans la journée, d’une prise de vue sur plaque suivie trois jours plus tard d’une seconde prise. Le résultat des captations devait dépasser toutes les espérances. Car les plaques devaient révéler très distinctement la physionomie d’un homme qui, pour les plus croyants, serait celle du Christ en personne. Depuis lors et avec les progrès de la science, nous savons que le Suaire de Turin date du moyen-âge (entre 1260 et 1390), chose admise par l’église. Mais elle donna et donne encore aujourd’hui lieu à des théories plus ou moins farfelues. L’une des premières qui s’exprima peu après les prises de vue de mai 1898 se fondait sur le fait que l’on ne percevait pas les pouces de l’homme sur le linceul. Etrange en effet. Pour prouver que les pouces ne pouvaient pas être perçus sur les plaques, une expérience est vite menée. Cette scène est décortiquée dans le tome 2 du Suaire par Gérard Mordillat, Jérôme Prieur et Éric Liberge dans les pages 51 à 55 du récit.
Les auteurs de ce projet hyper documenté – nous connaissons le travail de Mordillat et Prieur sur le Christ – mettent en scène la théorie la plus admise du docteur Pierre Barbet selon laquelle le clou utilisé pour fixer chaque main à la croix devait être planté à hauteur de poignet. En effet traversant le bras à cet endroit le clou contracterait le pouce qui deviendrait invisible sur le Suaire et donc sur la photographie qui en est prise. La scène présentée par Mordillat, Prieur et Liberge se construit sur cinq pages qui voient progressivement monter la tension. Le professeur Floris qui veut exposer sa théorie de contraction des pouces propose en effet une reconstitution de la crucifixion du Christ in vivo, en clouant sur une croix, un homme qu’il dit « débile incurable », à l’« état mental si détérioré qu’il est devenu insensible à la douleur, comme les enfants ».
Pour que la théorie fasse l’objet d’une validation officielle, Floris propose que la scène soit photographiée par Secondo Pia, auteur des plaques du Suaire. Sur la case que je vous propose ci-dessus, le professeur Floris et un assistant viennent de fixer le sujet de l’expérience sur une croix à l’aide de cordes. Pour éviter qu’il ne bouge lorsque le clou sera planté à hauteur de son poignet gauche, deux nones maintiennent les jambes de l’homme. Le professeur qui tient dans une main une énorme masse s’apprête à enfoncer un clou qu’il tient entre ses doigts. La scène qui porte en elle une forme de gravité possède un côté quasi-surréaliste renforcé par le mot « Jésus » sorti de la bouche de la victime de la crucifixion. Une des scènes fortes de cet album.
Gérard Mordillat, Jérôme Prieur et Éric Liberge – Le Suaire T2 – Futuropolis – 2018