Compositeur électroacoustique majeur, Francis Dhomont a traversé le XXème siècle pour apporter sa vision et sa passion pour la musique et la recherche. Reconnu comme un artiste incontournable, ses œuvres ont été primées à plusieurs reprises. Le travail sur le texte est l’une de ses préoccupations majeures. A l’occasion de la sortie chez empreintes DIGITALes de l’album Etudes sur Kafka, dédié à l’auteur tchèque nous avons donné la parole au compositeur. Un témoignage sincère, véritable introduction à l’univers de l’auteur de La Métamorphose…
Etudes pour Kafka – 1 CD empreintes DIGITALes (2010)
Le dernier album de Francis Dhomont, Etudes pour Kafka, publié sur le label canadien empreintes DIGITALes, réunit trois travaux préliminaires à une pièce en construction depuis plusieurs années maintenant : Le cri du Choucas. Cette pièce qui doit prendre place dans le Cycle des profondeurs débuté il y a près de quinze ans devrait être présentée très prochainement.
L’intérêt que porte le compositeur pour Kafka trouve un écho presque naturel dans sa musique. Sous le regard d’un soleil noir et Forêt profonde, les deux premiers volets de ce cycle étaient déjà construits en utilisant des bribes de phrases tirées de textes de l’auteur praguois. Dans Etudes pour Kafka, prémices au cri du Choucas, la prégnance de l’univers kafkaïen est bien réelle.
Concrètement les études publiées aujourd’hui se composent de trois pièces autonomes dont une se construit véritablement autour d’un texte de Kafka, Brief an den Vater, et les deux autres autour de la perception de l’univers de l’auteur par le musicien.
Premières traces du Choucas renvoie à la biographie même de Kafka. Le choucas, qui est un oiseau de la famille des corvidés, proche du corbeau était représenté sur l’enseigne de la boutique du père de Kafka. La symbolique animale, dans tout ce qu’elle peut renvoyer de sombre et de mystérieux dans les cultures germaniques et nordiques, trouve ici un réel écho. Elle colle parfaitement en effet aux thématiques développées par Kafka : peur, anxiété, trouble… Pour cette composition impressionniste, Francis Dhomont a donc travaillé la matière sur sa perception de l’œuvre de l’auteur torturé. Placé en début d’album, cette pièce de quinze minutes est une parfaite introduction à Brief an den Vater, la Lettre au père, qui constitue le deuxième volet de l’enregistrement. La pièce tire sa substance de la fameuse lettre (jamais envoyée) écrite par Franz à son père Hermann en 1919. Dans ce long réquisitoire Kafka tente de mettre en lumière l’ensemble des récriminations qu’il porte à son père. Ce texte semble essentiel dans la compréhension de la psychologie de l’auteur tchèque. Les phrases choisies par Francis Dhomont l’ont été car elles résument assez explicitement les griefs que formule Kafka à l’égard de son père et, surtout, parce qu’elles révèlent les angoisses de l’écrivain, le moule dans lequel il a pris forme et, par là même, le substrat de ses thèmes littéraires. La pièce se construit en utilisant comme matériaux de base les voix du comédien Martin Engler (narration) et du compositeur allemand Hans Tutschku. Elles donnent un aspect acide à l’œuvre construite, amplifiant l’effet de trouble. Le compositeur arrive donc à ses fins : l’introduction du texte par la voix, transformée, défigurée, participe à la mise en abîmes. A propos de K poursuit quant à elle l’exploration des thèmes récurrents de l’univers de l’auteur tchèque. Essai global qui préfigure Le cri du Choucas à venir…
L’une des grandes réussites des Etudes pour Kafka vient du fait que les compositions n’entrent jamais dans le démonstratif. Francis Dhomont n’introduit pas ici de jugement sur l’auteur ou sur son univers, car aussi sûrement que celui de Kafka était troublé et torturé, les nôtres peuvent à divers degrés l’être tout autant.
Entretien avec Francis Dhomont
Pour appréhender toute la force de l’oeuvre de Franz Kafka il faut accepter d’entrer dans son intimité, de comprendre ses souffrances et ses névroses.
En effet, la préparation de ce long travail m’a conduit à lire ou relire, outre les textes de K, de nombreuses études et analyses sur l’oeuvre et sur l’homme (Alexandre Vialatte, Marthe Robert, Claude David, Borges, Klaus Wagenbach, Maurice Blanchot, Guattari, Andrea Fortina, Harald Salfellner, Claude Thiebaut, Michael Löwy, Ernst Pawel, etc.). À Prague, j’ai « marché dans ses traces ». Bref, depuis des années je tente de pénétrer l’oeuvre en fouillant l’univers complexe de cet auteur si profondément impliqué dans ses récits.
En 2002, dans Sonopsys, un ouvrage consacré à mon travail par Alexandre Yterce et Florence Gonot (lien), je répondais à une question d’Yterce sur mes affinités avec l’oeuvre de Kafka :
« Ici, vous me conduisez en pays de connaissance : Kafka est le seul auteur qui ne m’ait jamais quitté depuis plus de cinquante ans (un demi siècle !). J’éprouve pour son oeuvre, son univers romanesque, ses questionnements, sa langue, l’énigme de sa personnalité, une attirance et une tendresse que je ne m’explique pas toujours. Qu’est-ce qui m’est si précieux chez cet être dont je ne partage ni l’époque, ni la nationalité, ni la langue, ni la culture, ni la religion, ni la culpabilisation, ni la solitude, ni la pureté ascétique ? Établir quelque parenté entre son oeuvre et mes propres préoccupations, c’est me faire un éloge que je ne mérite assurément pas mais qui me touche. Ai-je en commun avec lui une part de cette « insécurité de l’existence intérieure » à laquelle vous faites justement allusion ? Encore qu’à aucun moment je ne puisse comparer mon inquiétude bien modeste à son angoisse pathétique. Il est vrai que je suis, moi aussi, dans mon travail, à la recherche d’une réponse qui n’arrive jamais, pas plus que le « Message impérial » ne parvient à celui qui l’attend à sa fenêtre, ni à l’Arpenteur, ni à « l’homme de la campagne » devant qui se ferme la porte de la Loi. Mais comme j’aimerais que mon anxiété se présente dans mes oeuvres de façon aussi simple et essentielle que les affres les plus tragiques de cet écrivain, toujours exprimées dans un style limpide, sans emphase, et qui n’en sont que plus bouleversantes.»
Lorsque le compositeur approche une oeuvre aussi sensible que celle de Franz Kafka, se met-il sur certains aspects en « danger » ?
Assurément. Le danger principal étant de trahir la pensée du modèle au lieu de la traduire, ou, tout au moins, de passer à côté. Toute la difficulté consiste alors à saisir l’esprit, plutôt que de s’attacher à la lettre, et à le suggérer. Encore faut-il que cette lecture personnelle soit communicable. Mais l’expression artistique n’étant pas une science exacte, la pertinence de la tentative ne garantit pas sa réussite.
Marthe Robert a été votre guide dans l’approche de l’oeuvre de l’écrivain praguois. Que vous a apporté son étude Seul, comme Franz Kafka que vous citez comme inspiration ?
Le Cycle des profondeurs, dont Le travail du rêve sera le troisième et dernier volet, est fondé sur l’approche psychanalytique (psychologie des profondeurs) de différents textes : Le moi divisé de Ronald D. Laing pour Sous le regard d’un soleil noir et Psychanalyse des contes de fées de Bruno Bettelheim pour Forêt profonde. Or l’essai de Marthe Robert est une lecture psychanalytique de Kafka (corrélation – fusion ? – de l’homme et de l’oeuvre) et s’inscrit tout à fait dans l’esprit de mes deux oeuvres précédentes. Mais elle n’est pas ma seule source d’inspiration.
J’en profite donc pour revenir sur Le travail du rêve et son aspect expérimental qui porte sur la méthode de composition mais ne sera peut-être pas perçu comme tel. Voici quelques exemples des équivalences utilisées :
Association : Enchaînement d’un objet provoqué par l’évocation d’un autre objet (par une ressemblance ou une véritable association mentale)
Censure : Coupure, disparition d’un élément entendu.
Compulsion de répétition : Répétition fidèle ou infidèle. Boucle longue sur laquelle se placent diverses images sonores.
Condensation : Mixage/empilement de plusieurs éléments, objets, séquences.
Déplacement : Éléments anecdotiques symboliques (résidus de la vie diurne) remplaçant des images mentales. Substitutions.
Fantasme : Création d’images sonores/images mentales.
Métamorphose : Passage insensible d’une morphologie à une autre par similitudes typologiques.
Restes diurnes : Éléments anecdotiques.
Souvenir écran : Élément sonore venant masquer le discours musical.
Dans Sonopsys j’écrivais aussi : « Kafka, pour moi, c’est l’angoisse ontologique mise à nu selon la syntaxe du rêve » Cette syntaxe musicale, déduite des mécanismes oniriques, est un outil qui me permet de gérer un désordre apparent mais savant, comme celui du rêve; elle propose à l’auditeur une écriture musicale analogue aux stratégies narratives du récit kafkaïen. Mais elle demeure expérimentale car, si elle semble fonctionner au plan poïétique, j’ignore comment elle sera déchiffrée par une écoute esthésique ?
Vous évoquez Le Cri du Choucas, une longue pièce en préparation. Comment votre travail évolue t-il sur cette pièce ?
Dans Le cri du Choucas, beaucoup des musiques « testées » dans mes Études seront reprises, textuellement ou variées/développées. C’était la raison même de ces ébauches préalables, sorte de « work in progress ».
Un travail important reste à faire, celui des textes. N’ayant pas réussi à me mettre d’accord avec Gallimard en ce qui concerne les traductions, je vais faire, avec l’aide d’un ami compositeur allemand, mes propres traductions des quelques extraits qui figureront dans Le cri (Les textes originaux de Kafka appartiennent aujourd’hui au domaine public). Les études m’ont permis d’explorer la construction et l’écriture musicales.
Pouvez-vous nous parler de vos autres travaux en cours de réalisation et de vos projets futurs ?
Je viens d’achever la énième révision de Le travail du rêve que je ne cesse de peaufiner. En cours de composition, deux vidéomusiques en collaboration avec mon épouse, plasticienne et vidéaste, Inés Wickmann. Mais assurément le gros morceau à venir est Le cri du Choucas.
Propos recueillis en août 2010
Copyright photos (dans l’ordre d’apparition) : Florence Gonot – Paris ; Luc Jennepin – Montpellier et Inès Wikmann, Avignon
A écouter :
Francis Dhomont – Etudes pour Kafka – 1 CD Empreintes DIGITALes – 2009
Francis Dhomont – Forêt profonde – 1 CD Empreintes DIGITALes – 1996
Francis Dhomont – Sous le regard d’un soleil noir – 1 CD Empreintes DIGITALes – 1996
A lire :
Franz Kafka – Lettre au père – Folioplus/Gallimard (2010)
Alexandre Vialatte – Mon Kafka – Les Belles Lettres (à paraître octobre 2010)
Alexandre Vialatte – Kafka, ou, L’innocence diabolique – Les Belles Lettres (1998)
Marthe Robert – Seul, comme Franz Kafka – Livre de Poche (1995)
Claude David – Franz Kafka – Fayard (1989)
Maurice Blanchot – De Kafka à Kafka – Folio Essai (Gallimard – 1994)
Ernst Pawel – Franz Kafka, ou, Le cauchemar de la raison – Point Seuil (1998)
Florence Gonot, Alexandre Yterce – Sonopsys: Francis Dhomont – 1 livre + 1 CD (2 CD ou 3 CD en éditions limitées) – Cahiers musique concrète / acousmatique 1 (2003)
Autres lectures, Autres écoutes… Notre sélection…
Edgar Allan Poe – La Chute de la Maison Usher – 1 livre-disque Horripeaux – 48 pages – 20 euros
Retour à Poe ! Nous avions consacré en septembre un article à Eric Watson pour son travail sur Le Corbeau d’Edgar Allan Poe. Si le travail du pianiste était axé sur sa propre perception de l’œuvre de l’auteur américain, le projet que nous tenons à vous présenter aujourd’hui est différent dans son approche. Edité par Horripeaux, La Chute de la Maison Usher se construit à partir du texte. La musique et le dessin qui entourent l’œuvre originale, s’imposent comme des traitements modernes qui viennent enrichir le support écrit. Ils ne sont pas simples juxtapositions mais portent le texte et lui ouvrent une fenêtre vers les abysses de la terreur, de l’angoisse et de la peur. L’œuvre de Poe a souvent été la source de projets sonores en raison de son extrême musicalité et de son expressivité. La chute de la Maison Usher s’inscrit dans cette veine. Jouant sur les mises en ambiance et les changements de rythmes, cette nouvelle possède tous les stimuli capables de faire naître la créativité d’artistes désirant s’y replonger.
La partie musicale confiée à Francis Gallon part de la matière proposée par Poe pour accentuer l’effet de trouble et de descente aux enfers. La musique qui se pose ainsi en volutes – toujours discrètes – n’est jamais envahissante. Cela était essentiel pour que le lecteur puisse la capter et l’ « assimiler » sans qu’elle n’altère pour autant la lecture du texte. Le support visuel quant à lui, confié à Axel Garrigues se savoure au fil des pages. On y revient après la lecture, ou pendant, pour y percevoir tous les détails de montage et de collage de matières. Là aussi le dessin prolonge les effets de peur et de tension souhaités par Poe. La Chute de la Maison Usher, version Horripeaux, peut se savourer de différentes façons, la musique et l’art graphique se conjuguant ici pour pénétrer véritablement le texte et offrir au lecteur/auditeur, un moment fort de pure angoisse…
Paolo Cossi – 1432, Le Vénitien qui découvrit le baccalà – Dargaud – 128 pages – 14,50 euros
Paolo Cossi est un jeune auteur italien de bande dessinée qui n’hésite pas à traiter des sujets historiques avec un détachement et une liberté rare. Après nous avoir fait partager sa vision du génocide arménien dans une BD choc, Medz Yedhern, il nous revient avec 1432, Le Vénitien qui découvrit le baccalà. Si le sujet n’est pas aussi sensible, la capacité de l’auteur à nous plonger dans ces moments d’histoire est remarquable. Remarquable car il suppose un travail fin de documentation préalable (costumes, personnages, navires…), une immersion totale dans une époque et des coutumes peu connues et enfin un traitement narratif qui oscille finement entre vérité historique et fiction.
1432 nous conte l’histoire de Pietro Querini, un membre d’une riche famille vénitienne, qui, en pratiquant le commerce avec les Flandres, va être après de nombreux déboires, à l’origine de l’introduction du baccalà (morue) à Venise au XVème siècle. Mais revenons au début de cette histoire. Cinq jours avant le départ d’une expédition, le fils de Pietro meurt, laissant un vide insondable dans le cœur du marchand qui décide malgré tout de prendre la mer. La traversée de la Méditerranée puis des bordures de l’Atlantique va s’avérer être plus que tourmentée. Après avoir heurté un rocher aux abords de Cadix qui endommagea le timon de la coque, Pietro et ses hommes se retrouvent début décembre 1431, au cœur d’une terrible tempête. Emportés par les flots, les marins ne trouvent qu’un seul moyen pour alléger le bateau et éviter qu’il ne coule : scier le mât. Une fois la tempête vaincue et la coque rendue inutilisable, les hommes encore en vie se voient obligés d’embarquer à bord d’un esquif et d’une chaloupe pour essayer de regagner la terre. Les 11 membres qui survivront aux privations (eau) et à ce périple débarqueront à Rost, une île norvégienne perdue au-delà du cercle polaire arctique. Recueillis par la centaine d’habitants qui la peuplent, Pietro et ses hommes retrouveront leurs forces. Ils découvriront aussi, au contact des autochtones, un met suprême, le baccalà, que Pïetro importera à Venise.
Cette histoire placée entre les mains du talentueux Paolo Cossi en devient un véritable témoignage émouvant et sincère. La préface de cette bande dessinée est confiée à un descendant direct de Pietro Querini, Paolo Quirini, qui nous narre en ouverture, l’histoire officielle de cette traversée connue de nous aujourd’hui grâce à un journal complet conservé dans la bibliothèque apostolique du Vatican. Ce journal, dont deux pages sont reproduites en fin d’ouvrage, a servi de base à la fiction, il regorge de détails.
Paolo Cossi possède un trait d’une grande pureté, tout à la fois réaliste pour nous en dévoiler tragédie et émotion, et libre pour nous en révéler le mystère et la tension. Un projet très abouti.