L’Origine du monde devait agiter la société de son époque. Dans ce tableau d’un réalisme saisissant Gustave Courbet représente une femme dont on ne voit que le sexe et le torse jusqu’à ses seins sans que l’on ne puisse découvrir son visage. Jamais exposé en public avant la fin du dix-neuvième siècle, cette œuvre pose incontestablement la question de notre regard à l’art.
Le Paris médiéval vit ses dernières heures. Le baron Haussmann poussé par un Napoléon III devenu adepte des principes d’aménagements urbains de Londres, où de grands axes permettent à la ville de se réoxygéner et de prévenir les épidémies par l’amélioration de la salubrité publique, décide de tailler dans le vif. Paris connaîtra donc des travaux presque ininterrompus de 1852 à 1870. Paris transformée attire dès lors à elle toute une vague d’artistes, de riches provinciaux et d’anciens aristocrates rentrés au pays après avoir fait fortune à l’étranger. C’est d’ailleurs en substance ce qu’un des personnages de La vie parisienne, l’opéra-bouffe d’Offenbach, clame tout haut. Mais en ce soir de première si le spectacle sur scène semble passionner le public, il se joue dans les loges privatives, et tout particulièrement dans l’une d’entre elles, un fait divers des plus horribles. Une femme y est assassinée d’une manière plutôt sordide. Laroque et son jeune collègue Maréchal, deux inspecteurs réputés, sont commissionnés pour tenter de lever le voile sur cette affaire. Et le plus jeune d’entre eux, à la vue des premiers éléments, pense détenir un début de piste. Le corps de la femme assassinée aurait été positionné comme le modèle du tableau L’Origine du monde offert par le sulfureux peintre Gustave Courbet à un richissime collectionneur venu à Paris pour se ruiner en un an !
Les séries-concepts détiennent cette possibilité de produire tout à la fois des albums de commandes exécutés comme des commandes, donc sans passion et d’autres plus habités par leurs auteurs. La série Les Grands peintres possède cette faculté de faire plancher des auteurs du neuvième art sur des artistes du passé considérés comme des maîtres. Pour Fabien Lacaf travailler sur Gustave Courbet et son Origine du monde permettait de creuser la vie d’un peintre qui a défrayé la chronique de son vivant, créant des vagues de remous dans une société encore trop bien-pensante. A vrai dire le peintre, comme l’explique de fort juste manière le livret qui clôt l’album, savait qu’un petit scandale pouvait aussi attirer les lumières sur sa carrière. Il en joua sûrement suffisamment pour que son talent incontesté soit plus tôt reconnu que celui d’un collègue plus sage. Mais qu’importe ! Pour traiter son sujet l’auteur parisien, en grand amoureux de sa ville, plante très tôt le décor. Le Paris de 1866 c’est celui des grands espaces, de la création des cafés d’artistes où se réunissent Baudelaire, Dumas, Manet, Degas, Monet, Zola et tous ceux qui souhaitaient s’affronter dans des joutes verbales enlevées ou seulement partager leur vision de l’art. Fabien Lacaf ne s’y trompe pas et met en scène la rencontre de Courbet avec Baudelaire à la Brasserie Keller, au cours de laquelle le peintre aurait tenté de convaincre l’auteur des Fleurs du mal de la pertinence de son approche de L’Origine du monde : Je vais peindre la femme comme on ne l’a jamais représentée ! Je vais peindre ce qui la fait femme sans contestation, un hommage absolu et respectueux, une marque d’amour total et universel… Son sexe ! Sans masque, sans faux-fuyant et même, tenez, sans visage ! Afin que toutes puissent se projeter dans cette vision divine, ma vision ! Le dessinateur va même plus loin poussant la représentation du bouillonnement culturel parisien en mettant en scène Dumas, Nadar, Verne et bien d’autres encore. Car si Paris achève seulement sa mue, ses artistes ont très tôt compris la nécessité de s’y agglomérer pour stimuler au plus haut point leur propre création. C’est ce qui pousse Courbet vers Paris, tout comme d’autres avant lui et d’autres bien après. Mais Pour Fabien Lacaf l’angle artistique, dans l’idée de mettre en scène L’Origine du monde, ne pouvait se suffire à lui seul. L’auteur a donc envisagé de dérouler son récit sous la forme d’un polar ! Et cela fonctionne ! Les inspecteurs Laroque et Maréchal, au grès de leur enquête, permettent de donner le liant au récit et de lui offrir une dimension et un impact bien plus forts. Car ce faisant Lacaf prend son lecteur par la main et l’invite à parcourir la capitale de la culture européenne de l’intérieur dans tous ses excès et ses éphémères victoires d’un jour bousculées dès le lendemain. Pour figurer ces excès, les réussites et les échecs de cette sphère qui gravite autour du monde de l’art le dessinateur utilise un personnage singulier en la personne de Khalil Bey un richissime collectionneur à qui le fameux tableau est offert par Courbet pour compenser le prix d’une commande élevée. Particulièrement soigneux dans la construction de ses cadres, Fabien Lacaf parvient à nous éblouir et notamment sur une case bien particulière, celle de la reconstitution de l’atelier du maître, sur laquelle notre regard ne peut passer sans s’y arrêter pour la décortiquer. Un travail remarquable au service de l’une des œuvres les plus essentielles du réalisme français. Assurément l’un des one-shot en 46 planches les plus marquants de l’année 2015.
Fabien Lacaf – Courbet – Glénat – 2015 – 14,50 euros
Entretien avec Fabien Lacaf
Lorsque tu as été approché pour travailler sur la série Les grands peintres avais-tu déjà l’idée d’aborder un sujet sur Gustave Courbet ?
Oui, ça a fonctionné dans l’autre sens, j’avais un scénario sur Courbet et l’histoire du tableau l’Origine du monde, de la création à Orsay en passant par Jacques Lacan. J’ai réécris un scénar pour rentrer dans la série Les grands peintres, la règle étant : une fiction au moment de la création de l’oeuvre.
Connaissais-tu bien le peintre ou as-tu découverts des aspects de lui qui t’étaient inconnu ? Et si oui lesquels ?
J’étais donc passionné par ce peintre apparemment classique mais atypique pour son époque. Son engagement à gauche, son amitié avec Proudhon (philosophe anarchiste), Baudelaire, Gambetta et son action militante avec la commune de Paris (responsable de la commission culture) m’étaient fort sympathiques. Ce que j’ai redécouvert, c’est l’importance de sa peinture de paysage et d’animaux (scènes de chasse). Il est fortement attaché à sa Franche-Comté et à ses origines paysannes.
Quelle est ta vision personnelle de ce peintre ?
C’est un grand classique qui est révolutionnaire dans le choix de ses sujets et la façon de les cadrer. Il met en scène des gens du peuple à un format immense réservé à la bourgeoisie ou aux aristocrates, d’où le scandale ! A part ça, en étudiant “l’atelier du peintre”, on voit poindre une touche d’antisémitisme qui m’a peiné (on est dans une France antidreyfusarde qui prépare de sombres périodes à venir).
Comment t’es venue l’idée de travailler ce récit sur la base d’un polar mettant en scène son tableau contesté à l’époque, L’Origine du monde ?
La première question qui m’est venue en admirant l’Origine du monde et en cherchant un sujet original fut : Qui est le modèle de ce tableau incroyable cadré sur le sexe d’une femme ? Mon enquête sur le modèle possible m’a donné l’idée d’une enquête policière, en reprenant un thème bien actuel, le blasphème ! Un chrétien-fanatique veut punir le modèle du tableau, et il tue au hasard en espérant trouver LE modèle. Du coup, j’ai beaucoup cherché et trouvé ce modèle qui reste mystérieux, puisqu’on connait son surnom, Flanelle, mais pas son vrai nom. Elle pose pour Courbet à l’époque dans des scènes saphiques osées, la femme se libérait à l’époque et le lesbianisme était à la mode.
Tu parviens à écrire un album sur Courbet sans qu’il soit le héros principal de ton récit. Cela était-il recherché dès le départ ?
J’adore Dumas (qui apparaît dans le récit) et j’aime mélanger comme lui, la fiction et la réalité, brouiller les cartes en quelque sorte. Mais impliquer un personnage public est toujours compliqué, Courbet est donc le centre de tout mais n’apparaît que très peu. Je parle de lui avec réalisme, c’est Gambetta que je fais parler et qui se moque de son égo surdimensionné. Mais j’évoque aussi cette scène magnifique où il tombe amoureux de Jo Hiffernan et vit une brève “histoire à trois” avec le peintre Whistler à Trouville, digne de “Jules et Jim” !
Peux-tu nous en dire plus de ce personnage singulier Khalil Bey ?
Khalil Bey est l’archétype du dandy riche qui vient à Paris, ville lumière. Offenbach crée ‘’la vie parisienne” où il se moque de ces personnages fantasques. “ Je suis brésilien, j’ai de l’or” et “ je viens perdre à Paris tout ce que là-bas j’ai volé” résume tout ! Il arrive à Paris en promettant de se ruiner en un an ! Il en mettra trois en créant une collection magnifique de tableaux “osés” (Le bain turc de Ingres et l’Origine du monde). Il est musulman, diplomate et amateur de femmes (il vient à Paris en fait pour soigner sa syphilis !). L’Origine du monde est en réalité un “bonus” que lui offre Courbet pour justifier un prix au-dessus de la moyenne pour un autre tableau érotique, “Le sommeil”.
Dans Le Mystère tour Eiffel tu abordes le Paris de 1889. Pour Courbet tu te situes une vingtaine d’années plus tôt. Le Paris a t-il beaucoup changé entre ces deux dates ? Et as-tu été obligé de retravailler ta documentation, notamment graphique ?
Je suis parisien d’origine et passionné par l’histoire de ma ville, mais là, j’étais confronté à une période de total bouleversement. Le Baron Haussmann explose le Paris moyenâgeux, perce des avenues et crée les égouts qui font basculer Paris dans la modernité ! Je fais un clin d’œil aux “Enfants du paradis” mais je n’ai pu reconstituer le Boulevard du crime qui venait de disparaître pour laisser la place à la place de la République encore l’actualité !).
Le Paris du XIXème siècle est-il à tes yeux plus qu’un simple décor, un personnage à part entière ?
Oui, le décor est toujours un acteur central pour moi, c’est ma formation d’archéologue sans doute !
Tu mets en scène Baudelaire, Verne, Dumas et d’autres, était-ce un souhait de représenter la richesse de la scène culturelle de cette époque ?
Paris est le centre du monde à l’époque et pour un bon bout de temps. Baudelaire est un ami proche de Courbet et, j’en suis sûr, celui qui souffle le titre formidable de l’Origine du monde. Tous ces artistes s’influencent les uns les autres, tous les domaines s’enrichissent et s’interpénètrent, d’où ma scène dans le salon de Jeanne de Tourbey (encore une femme) où tout le monde se presse !
Tu présentes aussi Nadar et son procédé photographique révolutionnaire pour l’époque et tu exposes une des visions contestataire à savoir que certains artistes vomissent ce procédé qui n’est pas jugé « artistique ». Peux-tu en dire quelques mots ?
Nadar est le maître, pour moi, de la photographie. En plus, il est aérostier, aventurier, il influence Jules Verne pour Le voyage dans la lune. Mais en plus, il donne à la peinture l’idée de cadrer différemment. Courbet cadre L’Origine du monde comme une photo licencieuse. Baudelaire détestait la photo mais Nadar le fait changer, son portrait est magnifique ! Les peintres qui vomissent la photo passent à côté de la modernité.
Tu représentes de manière très précise l’atelier de Courbet. De quoi est tirée ta représentation ?
J’ai mis beaucoup de temps à reconstituer l’atelier de Courbet. C’est grâce au texte de Christiane Orbant que j’ai retrouvé, rue Hautefeuille, la chapelle dans laquelle il s’était installé. Pour le reste, j’ai trouvé des photos d’autres ateliers et la fameuse peinture “L’atelier” est formidable. Courbet l’a peint en 1855 et ne l’a jamais vendu, il la dépliait une ou deux fois par an sur le mur du fond. Par chance, mon histoire se passe à ce moment privilégié !
Justement cette scène en fin d’album où tu représentes le public convié dans l’atelier du peintre. Est-ce un clin d’œil à ce tableau ?
Je voulais surtout me moquer des amateurs d’art, spécialité parisienne, snob et prétentieuse qui “fait” et “défait” les modes. En fait ce sont les Galeristes, les marchands qui décident des modes !
Que retiens-tu de ton travail sur ce projet ?
En travaillant sur Courbet et surtout sur l’Origine du monde, j’ai trouvé cette oeuvre encore plus moderne que ce que j’avais imaginé. Les réactions sont encore vives et parfois hostiles de nos jours. Mais j’ai eu aussi des moments magiques en la faisant découvrir à des jeunes de banlieue, rigolards d’abord et fascinés ensuite quand je leur expliquais son importance, sa poésie et sa beauté universelle. A l’un d’eux pouffant devant ce sexe de femme, pour faire bonne figure devant ses copains, j’ai eu l’audace de lui faire remarquer que cela pouvait être le sexe de sa mère, de sa soeur ou de sa future femme ! et que de toute façon, garçons, filles, hétéros, homos, nous venions tous de cet endroit magique, ce temple de la création, le sexe de la femme et qu’il fallait le respecter en toutes circonstances ! Le silence qui a suivi m’a donné une joie comme on en attend toute sa vie pour un artiste, le message de Courbet et mon amour de l’art était bien passé ! C’est pour cela que je continue mon métier de raconteur et dessinateur d’histoires !