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L’Océan Pacifique : ‘Un jour, je vais mourir dans les profondeurs’

L'Océan Pacifique : 'Un jour, je vais mourir dans les profondeurs'

Lorsqu’on parle d’exploration humaine et de nouvelles découvertes, l’humanité a toujours tendance à regarder vers le ciel. C’est inhérent à notre propre condition, toujours plus haut, toujours plus loin. L’herbe est toujours plus verte ailleurs de toute façon. On fantasme sur l’eau qu’il pourrait y avoir sur Mars, on rêve des miracles illusoires que pourrait nous offrir Pluton ou Kepler 452b.baumgartnerL’histoire préfère retenir le nom de Neil Armstrong et pas forcément celui de Cousteau. Felix Baumgartner saute depuis la stratosphère en héros, et Guillaume Néry plonge dans les abysses en parfait inconnu.5178296e0A coup de milliards, on songe à coloniser la lune, on fait graviter une station spatiale internationale et on crée des embouteillages satellitaires au-dessus de nos têtes. L’espace nous dépasse mais sa fascination est atemporelle. Le retour sur investissement est nul mais peu importe si l’humanité rêve de nouveaux horizons lointains et tente de régler son complexe existentiel, en vain.690928__milky-way-forest-tree-sky-galaxy_p

Nous vivons sur un espace totalement inexploré. On passe notre temps à répéter que la Terre est couverte à 72% d’eau mais finalement tout le monde s’en fout un peu. Il s’agit pourtant de ce que nous recherchons désespérément sur des astres lointains.dans-les-abysses-de-cancun

Ce désintérêt total de l’être humain pour ses propres océans a plusieurs explications.

Premièrement, l’Océan, les grands fonds marins et toutes les bêtes qui pourraient y vivre sont une source d’angoisse récurrente dans l’imaginaire collectif. Il fait noir, il fait froid, et on ne peut plus respirer. Tous nos repères habituels s’échappent dans un environnement qu’on ne maitrise pas. La peur du grand requin, la peur de se noyer, la peur d’être seul. En somme, le triptyque des angoisses les plus primaires : la bête sauvage, l’étouffement, la solitude.6135078Deuxième raison, nous sommes conditionnés, dès le plus jeune âge, à observer sans cesse des planisphères et non des globes terrestres. On se représente en permanence la terre comme une carte et nom comme un astre. Pour s’en rendre compte, faites-vous cette réflexion : lorsque vous essayez de vous remémorer la localisation d’un pays ou d’une ville, vous imaginez dans votre esprit une carte ou vous faites tourner un globe ?

Le problème de s’imaginer le monde ainsi, c’est qu’on a tendance à oublier que derrière notre planisphère, il y a un espace souvent oublié, assez méconnu et pourtant fascinant : le Pacifique.ocean-pacifiqueEn tournant un globe, il est possible de ne voir que du bleu. A vrai dire, 166 241 700 kilomètres carrés d’espace. Plus précisément 714 839 310 000 mètres cubes d’eau. Et pourtant, qu’une trentaine de lignes sur Wikipédia expliquant vaguement quelques infos climatologiques et géographiques.

Aucun superlatif n’existe dans aucun langage pour décrire l’étendue et la beauté de l’Océan Pacifique. Des cultures extrêmement diversifiées y vivent, les paysages les plus hors du commun s’y trouvent et pourtant, il semble dénué d’intérêt pour beaucoup. Polynesie_Française_îlesParadoxalement,  H2O, c’est ce que nous cherchons désespérément en infime quantité dans l’espace, sans avoir vraiment pris le temps de comprendre celui qu’il y a en abondance sous nos yeux. L’humanité a réussi à communiquer de la Terre à la Lune, à exploiter le pétrole pour se déplacer plus vite, à construire des gratte-ciel d’une taille absurde, mais n’a jamais compris comment utiliser intelligemment toute cette flotte qui occupait les 3/4 de la Terre.Iss007e10807Je me passionne en rêvant depuis longtemps pour cette zone du monde sans y avoir jamais mis les pieds. Le but ultime de mon tour du monde était d’y passer environ deux mois. Pour avoir le temps de visiter, le temps de comprendre, le temps de partager, le temps de réaliser mon rêve d’enfant.

Lorsque je prends enfin mon billet d’avion pour Tahiti, je suis empli d’émotions comme jamais auparavant. Je n’ai malheureusement pas le temps de visiter les 30 000 îles,  donc il faut choisir.20150502_095340

Première étape, la Polynésie Française. Parce que c’est perdu en plein milieu de ce désert bleu. Parce que je suis curieux de savoir qui sont ces « Français » qui habitent à 20 000 kilomètres de la France. Parce que je veux transformer ces mots exotiques imaginaires, tels que « Bora-Bora », « Tahiti », ou « Huahine » en de vrais endroits où je peux m’y remémorer des souvenirs.G0413306La culture polynésienne est complexe. Déjà, de par la nature même de son éparpillement géographique : 118 îles divisées en cinq archipels répartis sur un espace de la taille de l’Europe. Ensuite, de par son passé colonial. La Polynésie est une collectivité d’outre-mer de la république Française et le rattachement culturel et identitaire à la métropole est encore aujourd’hui très flou. On y parle le Français, en plus du Polynésien, et l’archipel jouit d’une autonomie hors du commun vis-à-vis du gouvernement.20150409_175149Aujourd’hui il s’agit surtout d’un paradis qui subit une triple crise :

En premier lieu, le tourisme, censé être la principale ressource économique, est dans une situation critique. En cause, il faut faire 24 heures de vol, le billet d’avion et la vie sur place coûtent très cher et les infrastructures sont démodées, vétustes, hors de prix, et le personnel n’est en général pas à la hauteur du tarif proposé. La vie nocturne est inexistante et les routes sont délabrées.20150417_221703Deuxièmement, une crise politique. Après le règne ubuesque et presque monarchique de Gaston Flosse, corrompu jusqu’à la moelle, trainant tellement d’affaires aux fesses qu’il ferait passer Sarkozy pour un amateur, un autre individu est maintenant au pouvoir, tellement contesté qu’on ne sait plus trop qui tient réellement les ficelles de la politique actuelle. En somme, un mini-chaos politique encore plus absurde que celui qui règne en France.GOPR4239En dernier lieu, une crise identitaire. Les populations des archipels plus reculés sont en marge culturellement de la transformation qu’il y a eu sur l’île principale de Tahiti. Quand les uns revendiquent le droit de conduire leur gros SUV dans les rues embouteillées de Papeete, les autres mettent en avant le respect des coutumes locales, des traditions, de la pérennité de la langue polynésienne et du mode de vie océanien, notamment lié à la culture de la pêche et de la danse.

Donc pourquoi aller dans un pays paumé au milieu de rien, où globalement, tout est très cher et où il n’y a finalement pas grand-chose à faire ?L1090303Je pourrai parler pendant des heures de la Polynésie Française tellement ce pays m’a marqué. Je pourrai décrire avec passion le jardin de corail de Tahaa, la vue mystique en haut du volcan de Moorea ou la beauté sublime du lagon de Bora.G01255371Nager avec les requins à pointe noire, les raies pastenagues et les poissons multicolores à Raiatea ou traverser le lagon de Maupiti en paddle, seul au monde au milieu des immenses raies Manta, pour aller faire une sieste sur un motu désert.G0274745Je pourrais me remémorer et évoquer ces moments sans fin ni lassitude. Mais je ne le ferai pas. Premièrement, parce qu’il n’y a pas de mots pour vraiment décrire la beauté unique de ces lieux, et deuxièmement car il est plus intéressant d’aborder la Polynésie Française à travers la culture de ses habitants et non en décrivant un paysage de carte postale.20150424_142836

En arrivant à Tahiti, et surtout à Papeete, la capitale, on est vraiment loin de s’imaginer les clichés paradisiaques. Du monde, du bruit, des embouteillages et strictement rien d’exotique ou même de sympathique. Tout est moche et banal. Même le Lonely Planet vous dira que la capitale polynésienne n’a strictement aucun intérêt. Vous n’y trouverez qu’ennui et migraine. Les habitants eux-mêmes vous glisseront discrètement « Pars d’ici et visite les autres archipels, les gens seront aussitôt ouverts, généreux et n’hésiteront pas à te faire découvrir la culture polynésienne. »G0126262Je réserve donc un parcours d’un mois entier pour visiter l’ensemble de l’archipel des îles de la société, c’est-à-dire Tahiti, Moorea, Raiatea, Tahaa, Bora Bora et Maupiti. GOPR6143

La culture Polynésienne est d’une richesse incroyable et variée. Parmi les éléments les plus emblématiques de cette culture, on peut citer la danse, le chant, le ukulele, les courses de pirogues, le tatouage, la culture de la vanille, l’artisanat de la perle, la chasse et bien d’autres encore..20150425_173144

Mais il existe un aspect  beaucoup plus méconnu, officieux, et qui est pourtant ancestrale. Il s’agit de « ceux qui plongent ».20150502_090848

Lorsque vous êtes entouré du plus grand Océan du monde depuis votre naissance, la pêche fait partie intégrante de votre mode de vie. Mais il ne s’agit pas uniquement de se nourrir ou de se divertir. Il s’agit surtout pour les locaux de comprendre leur environnement.GOPR5803

Un jour, un habitant m’a dit « Tu sais, les Polynésiens, c’est pas vraiment des intellectuels, les livres, l’écriture et les belles paroles, ce n’est pas leur truc. Mais attends de voir la mémoire ahurissante qu’ils sont capables de déployer lorsqu’il s’agit de tout ce qui les entoure. »

Ce qui avait l’air d’être un propos généraliste un peu puéril s’est finalement révélé extrêmement vrai au fur et à mesure des personnalités que j’ai pu rencontrer durant ce voyage.GOPR5788Une personne qui est née et a grandi en Polynésie Française possède bien souvent des connaissances très larges et précises sur son milieu. Il pourra donner le nom de chaque poisson, de chaque coquillage, de chaque arbre et de chaque algue. Il connaît le cycle des marées, les courants océaniques, les conditions climatiques et l’astronomie. Il sait ce qui est comestible et ce qui ne l’est pas, ce qui peut être utile ou non. Il exploite ce que lui donne la nature tout en ayant un respect profond pour celle-ci. Il se veut fier mais profondément modeste. Il ne parle que de ce qu’il sait, sans jamais juger quelque chose ou quelqu’un qu’il ne connaît pas. La communauté se base sur l’entraide, la confiance et un respect profond pour les anciennes générations. Certains pourront remonter leur arbre généalogique sur cinq générations en se remémorant le nom de chaque famille, de chaque quartier, de chaque rue, de chaque habitant de l’île.20150413_125001C’est peut-être ça le trait le plus caractéristique de la culture Polynésienne : comprendre et respecter les choses qui nous entourent, revenir à l’essentiel et surtout rester simple et humble. Peut-être le fait d’être le peuple le plus isolé du monde, entouré par un Océan qui donne l’impression d’être loin de tout, nous rappelle finalement que nous sommes minuscule face à ce qui nous entoure. C’est peut-être comme ça après tout, qu’on enterre sa fierté absurde, sa folie des grandeurs, son complexe existentiel et qu’on continue de placer la nature au-dessus de nous, en mangeant ses fruits sans partir du fait que c’est acquis.GOPR5977La dimension quasi mystique que vouent certains polynésiens à la plongée en apnée représente parfaitement cet état d’esprit. Symboliquement et métaphoriquement, c’est pour cette raison que les peuples océaniens se passionnent pour les fonds marins. Une volonté de d’abord comprendre ce qu’il y a sous nos pieds avant d’aller explorer d’autres mondes en partant du postulat que le nôtre est déjà périmé.20150427_152322Dans toutes les îles, on entend souvent parler de « ceux qui plongent ».  Devant les propos de ceux qui en discutent, impossible de dire si on les considère comme des demi-dieux ou des imbéciles. Sûrement les deux.

La plupart du temps, ceux qui en parlent sont eux-mêmes d’anciens plongeurs en apnée. La première personne qui me donne plus d’infos sur cet aspect de la culture polynésienne vient de Bora Bora. J’ai lancé le sujet en expliquant que j’avais été fasciné d’observer cet homme d’une vingtaine d’années, accroché au dos d’une raie, partir à vingt mètres de profondeur et rester de longues minutes au fond, au milieu des requins, sans aucune fatigue apparente, et en recommençant cet exploit encore et encore pendant plus d’une heure.GOPR2485Django m’explique ensuite qu’il avait lui-même fait de la plongée en apnée pendant longtemps mais a décroché car « il ne veut pas devenir fou comme les autres ». Il m’explique ensuite qu’il a déjà vu ses deux amis d’enfance mourir sous ses yeux : 

Mon ami plongeait au harpon, il avait pris des ceintures de poids pour descendre dans le fond, il allait bien, puis il n’est jamais remonté, on la retrouvé entre deux pierres, posé sur le sable, le sourire aux lèvres, en pleine ivresse des profondeurs. De toutes façons, ceux qui n’en meurent pas finissent fou ou sourd. Voir les deux.L1090353

A Maupiti, une île qui ne comprend aucune structure touristique et réputée comme une des mieux préservées et traditionnelles de l’archipel, la personne qui m’héberge part souvent seul en haute mer la nuit et revient le matin avec de gigantesques poissons.

Le soir venu, au moment où l’on déguste cet énorme filet de Mahi-Mahi préparé par sa femme, j’aborde le sujet des plongeurs. Avant même que le mari ne dise un mot, sa femme prend la parole d’un air grave : 

Téré, il a arrêté et je lui interdis d’en faire. Il a déjà fait deux syncopes il y a quelques années et il a failli y passer. Il a deux fils, il a des responsabilités, l’apnée il en a fait depuis l’âge de 4 ans. Maintenant il faut arrêter de déconner. 20150501_185806

Téré me regarde d’un air amusé mais sans oser contredire sa femme. Il reprend un air sérieux et m’explique ensuite :

L’apnée, c’est de la drogue, quand t’arrives dans les grands fonds et que tu ressens l’ivresse des profondeurs, c’est un effet plus puissant que n’importe quelle substance. Il y n’a plus de temps, il y n’a plus d’espace, t’es invincible, y’a plus de problèmes, tu cherches les poissons, mais en fait toi-même, tu penses que t’as des branchies et que tu peux respirer sous l’eau. Car l’excès d’azote agit directement sur le système nerveux, et c’est là que la réalité devient trouble, et c’est là aussi que t’as des chances d’y passer… »GOPR5770

Téré constate que ce sujet me fascine et il me propose un rendez-vous avec Tinau, supposé le meilleur plongeur de l’île. On se rencontre dans un des seuls commerces, un bar de plage où on peut louer une pirogue, manger des fruits de mer et se reposer au paradis.

Tinau arrive en bateau depuis le lagon bleu émeraude. Justement, il revient, encore trempé de la pêche. Une trentaine d’années, les cheveux longs, tatouages traditionnels polynésiens sur tout le corps. Tinau plonge en apnée tous les jours depuis 25 ans et son témoignage à ce sujet m’a littéralement scotché :

Maintenant, je descends à 50 mètres ou même 60 mètres parfois. Je connais des gars qui descendent à 80 mètres. C’est pas juste une passion, c’est un mode de vie tu sais. Déjà, y a la pêche, mais en vrai le poisson, c’est juste une excuse pour aller dans le fond et ressentir l’ivresse. De toutes façons, je ressens plus la pression, je me suis fait volontairement crever les tympans pour être tranquille avec ça. Quand on commence à perdre l’audition, on entend que ce qu’on veut, donc c’est pratique aussi dans la vie de tous les jours, avec ma femme par exemple… Mais tu sais, quand je touche le sol après ma chute libre, je suis un autre homme dans un autre monde. Un monde où je ne fais qu’un gramme, où je peux même voler. Au fond des océans, le temps et les problèmes n’ont plus leur place, c’est un endroit secret que peu de gens prennent  le temps d’explorer, mais que nous, les peuples Océaniens, avons pris le temps de comprendre. »GOPR5145

Cette journée est la dernière passée après un mois en Polynésie et c’est sûrement celle-ci qui a été la plus marquante de mon voyage. Pendant les trois autres mois qui ont suivi, je me suis remémoré cette phrase de Tinau lorsque je lui ai évoqué les risques liés à cette pratique. Il m’avait répondu en riant :

Mon ami, je suis conscient des risques. Mais je suis déjà condamné. Mon corps appartient déjà à l’Océan. Je continuerai jusqu’au bout tant que j’en suis capable. Mais pas besoin de se mentir, tout le monde le dit derrière mon dos. Un jour, je vais mourir dans les profondeurs… et après tout, si je te disais que c’est peut-être ce que je souhaite !

D’habitude, je réplique toujours. Par principe, j’ai toujours quelque chose à dire, même quand c’est inutile. Cette fois-ci, je n’avais pas de mots. Je n’avais jamais entendu quelque chose d’aussi sublime et absurde à la fois.IMG_3621La Polynésie Française est un paradoxe. Trop loin, trop cher, trop humide, trop compliqué, on préfère se l’imaginer comme une carte postale défraichie des années 90 avec une vahinée tenant un ukulele. Pourtant, l’intérêt de sa culture diversifiée et le fait qu’elle possède les plus beaux paysages du monde aurait dû en faire une des destinations les plus prisées. Finalement, la Polynésie Française est un paradis incompris et encore bien méconnu, et c’est peut-être ça qui participe à son charme et son intérêt.


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